Rude réveil

Le crépitement des flammes et les râles se mêlèrent aux pulsations qui harcelaient le crâne de Chaltan. Son visage félin se crispa sous l’effet de la douleur. Quelle cuite ! De mémoire, jamais il ne s’était mis dans un état pareil. Sous ses coussinets, la rugosité du bois lui fit craindre le pire. S’était-il endormi à même le plancher de la taverne ? La perspective de la pluie d’injures lancées par sa femme ne l’aida pas à se réveiller. D’autant qu’il savait le savon à venir mérité.

Des cris lointains résonnèrent dans sa tête et lui arrachèrent une nouvelle grimace. La lueur du matin commençait même à franchir ses lourdes paupières. Chaltan plissa les yeux de toutes ses forces avant d’oser en ouvrir un. Bien que floue, sa vision lui révéla qu’il ne se trouvait absolument pas dans un débit de boisson. La comparaison s’arrêtait au bois qui couvrait le sol, les murs et le plafond. Jamais un tavernier n’aurait accepté que son établissement se retrouve dans un tel état. Le mobilier avait été retourné, éventré et éparpillé aux quatre coins. Et quelle chaleur ! Le prochain repas s’annonçait dur à mâcher.

Après un instant à lutter contre les petits démons qui sévissaient dans son crâne, Chaltan parvint à se redresser. Sa vue se précisa. Enfin, il reconnut l’intérieur d’un navire. Il lui fallut de longues secondes supplémentaires pour l’identifier, puis davantage encore pour se remémorer la raison de son état déplorable.

Chaltan n’avait pas bu toute la nuit, sa femme n’allait donc pas lui hurler dessus pendant… Sa réflexion se coupa tandis qu’il comprenait l’horreur de sa situation. Des mercenaires les avaient pourchassés et abattus en plein vol. La bataille ! Le capitaine ! Montar et Mantar.

– Vélor !

Le bruit qui sortit de sa gorge ressembla plus à un gargouillis qu’un appel.

Tandis que ses sens continuaient de se réveiller, le félin au pelage bleu s’inquiétait de la forte température et de l’intense lumière. Dans l’espoir de ne pas malmener son corps meurtri ni motiver les diables à festoyer plus joyeusement, Chaltan se retourna doucement. Derrière lui, d’immenses flammes dansant jusqu’au plafond s’efforçaient d’avaler le navire tout entier. La chaleur lui coupa le souffle. Pourtant, la faible distance qui le séparait du brasier raviva ses réflexes. Plantant ses griffes dans le plancher, le marin se propulsa sur le côté. Sa tête aussi bien que ses muscles lui firent payer ce traitement en l’assaillant de toutes parts. La douleur lui ôta la vue, le plongeant dans une obscurité inquiétante, d’autant plus que Chaltan se sentit tomber.

Le vent siffla à ses oreilles avant qu’il ne heurte violemment quelque chose. Cette fois, ce fut son souffle qui l’abandonna, et il reprit sa chute. Toujours incapable de voir, le temps sembla s’étirer.

Tout cessa lorsque résonna un fracas métallique accompagné d’un nouveau choc qui acheva de l’assommer. Il y eut des cris, le chant répété de l’acier, un râle d’agonie, à nouveau l’acier et enfin un bruit sourd.

– Il est mort ? lui parvint une voix féminine.

– Oui, répliqua froidement un homme.

– Je parle du chat, se renfrogna la première.

– Majesté, ne restons pas ici. D’autres soldats traînent dans les environs, ils ne tarderont pas à nous trouver.

En entendant le titre donné à la première personne, Chaltan rouvrit les yeux. D’un pelage presque roux, noirci par la fumée et la suie, une martre d’une élégance incontestable se tenait au-dessus de lui. Caractéristique de la famille royale, sa bavette rouge dépassait d’une pèlerine verte rustique. Derrière elle s’étirait une forêt aux arbres sans doute millénaires, tant les troncs et leurs branches se révélaient massifs. Dans la voûte végétale se perdait l’épave en flamme.

– Princesse ? s’étonna Chaltan, avant qu’un rongeur immaculé à l’air féroce n’apparaisse dans son champ de vision. Je l’avais bien dit, râla le chat, ça porte malheur une souris.