Les ordres de Viguette

Trop fier pour laisser transparaître sa souffrance, Chaltan se redressa prestement pour toiser de toute sa grandeur les deux étrangers. D’un côté, la princesse Viguette, vêtue d’habits de voyage dont les nuances de vert et de marron se fondaient avec la forêt. Exceptées les flammes toutes proches. Chaltan voyait la fille du couple royal pour la première fois. La grâce qui se dégageait d’elle, ses oreilles légèrement pointues et la finesse de son museau confirmaient les récits sur sa beauté. La lueur d’intelligence qui brillait dans son regard laissait présager bien plus. Sans l’arrogance qui suintait de sa personne, Chaltan aurait pu lui trouver du charme. Sans oublier le ridicule de sa tenue. En un coup d’œil, le chat bleu comprit qu’elle se voulait discrète. Peut-être cherchait-elle l’excitation de l’aventure ou s’imaginait-elle découvrir la vie du peuple. Seulement, l’intensité des couleurs de ses vêtements l’affichait aux yeux de tous comme une noble à la bourse bien remplie. Chaltan ne cacha pas son mépris.

À sa gauche, une souris blanche. Avait-il besoin d’en dire plus ? Les restes d’une cape brûlée pendaient au-dessus d’une armure en cuir qui semblait aussi souple que solide. Du beau travail. Elle tenait dans sa main droite une épée à double tranchant à la garde ouvragée, dont l’éclat doré luttait contre celui, orangé, des flammes. Du sang dégoulinait de la lame. Un large couteau était accroché à sa ceinture. La princesse s’était offert les services d’un bon bretteur, ou alors son garde personnel avait dû subir sa royale lubie. Chaltan ne comptait pas plaindre une souris !

En les découvrant ainsi et en songeant aux raisons de leur présence, le marin du ciel se rappela où il se trouvait et surtout dans quelle situation. L’alarme qui avait sonné, la bataille aérienne dont il n’avait rien vu et enfin le naufrage. La princesse et la souris en étaient à coup sûr responsables ! Son capitaine avait déjà embarqué des clandestins ou des marchandises douteuses pour compléter sa solde et celle de ses hommes. Il fallait bien sûr noter quelques démêlées avec les gardes, mais rien qui avait justifié un assaut pur et simple ! Un tel déchaînement de violence relevait d’une situation exceptionnelle. Quelqu’un avait eu vent de la présence de la princesse Viguette à bord du navire. Quelqu’un qui avait tenté de l’abattre en plein ciel.

Tout autour de lui, Chaltan tomba sur des cadavres. Des marins avec qui il avait voyagé vers de lointaines contrées. Il en portait certains dans son cœur, d’autre pas. Les voir tous ainsi, sans vie, le fit chanceler. Tous ces morts pour une lubie. Alors qu’il cherchait Vélor du regard, son capitaine, peut-être Sakkar, Magnik, Fildon, ou même Montar et Mantar, Chaltan reconnut le blason qui ornait les armures et les capes des assaillants vaincus. Des soldats du roi ! Pour quelle raison des bandits se feraient-ils passer pour l’armée, et comment avaient-ils mis la main sur cet équipement ? Une autre théorie aurait pu lui venir à l’esprit, mais Chaltan était trop bouleversé.

– Votre Altesse, murmura la souris, nous ne pouvons pas rester là. De nombreux gardes tournent autour des décombres à votre recherche. Je ne pourrai pas tous les vaincre.

– Et que faisons-nous des marins ?

– Nous n’avons pas le temps pour cela. Chaque seconde passée ici vous expose davantage.

Chaltan s’apprêtait à lui répondre lorsque la princesse trancha.

– Parse ! Nous sommes responsables de cette situation, nous n’abandonnerons pas ces malheureux ! Non ! Inutile d’insister, le coupa-t-elle, je refuse de laisser ces hommes entre les mains de mon père. Cherchons des rescapés et emmenons-les avec nous. Je les soignerai.

– Ils nous ralentiront, Votre Altesse, sans compter le bruit que nous ferons en groupe, avec des blessés. Je vous en conjure, je ne pense qu’à votre bien.

– Eh bien, oubliez-le ! Je n’ai pas quitté le palais pour délaisser mon peuple lorsqu’il a besoin de moi.

Chaltan resta interdit face aux paroles de Viguette. Ou elle se révélait complètement folle, ou, hormis sa beauté, toutes les histoires que l’on racontait sur elle étaient fausses. Penaud, le chat bleu suivit la princesse et Parse, son garde, vers les entrailles du navire.