Sous l’impulsion du second, la cloche sonna par coups lents et réguliers. Son chant inonda le pont principal, frappa le plancher, résonna aux oreilles des marins et se perdit vers le ciel d’un bleu limpide. L’agitation gagna le navire. Du haut de son balcon, le capitaine observa ses hommes aller et venir sans se gêner, enrouler ou retendre les derniers cordages, suivant un schéma parfaitement maîtrisé. Les quelques caisses de marchandises encore en attente disparurent bientôt, emportées par ses gros bras, deux gorilles et un rhinocéros venu du sud.
Vêtu d’une tunique de voyage aussi pratique qu’élégante, Vélor s’avança jusqu’à un iris métallique placé au sol, entre les deux mâts principaux. Manœuvrée par les mécaniciens cachés dans les entrailles du bâtiment, la plaque s’ouvrit en laissant apparaître un œuf d’or. À mesure que son socle montait, il s’ouvrait délicatement comme un nénuphar aux pétales incurvés. S’offrit alors à tous les regards, le cœur du navire.
D’un pas solennel, Vélor s’approcha du cristal brut aux reflets vert émeraude. Sous les yeux scrutateurs de son capitaine, le goéland entama une série de gestes désormais parfaitement connus du hibou. La magie qu’ils recelaient lui restait cependant totalement étrangère. Si Vélor ne disposait pas du talent nécessaire à la création d’une voile magique qui permettait de s’affranchir des courants aériens, au moins parvenait-il à soulever le navire sans trop d’effort. Quelque part, ce manque plaisait au vieux oiseau. Quel intérêt restait-il à voler sans l’analyse du ciel, l’observation des vents, des nuages ? La prise de risques ?! En sa qualité de capitaine, le choix de la voie lui incombait. S’il parvenait à gagner du temps, les bénéfices n’en seraient que meilleurs. Conscient qu’il se rassurait sans doute de ne pouvoir se permettre un magicien plus puissant, le capitaine sourit paisiblement. Sa vie lui plaisait telle qu’elle se jouait.
S’échappant du cristal, une lueur verte parcourut le navire à l’instant où Vélor acheva son incantation. Deux disques immatériels apparurent devant les mains du goéland, qui calmement, y apposa ses doigts. Des glyphes se dessinèrent alors dans les sceaux. Le moment de quitter la mer était venu. Concentré à l’extrême, le goéland tendit certains de ses doigts tout en tournant lentement ses mains. Rien ne devait être laissé au hasard. Qu’il contracte trop ses muscles ou que ses gestes manquent de précision et le navire s’arracherait violemment à la mer, créant une vague qui inonderait les quais. Qu’il se trompe dans l’ordre des signes ou dans la rotation de ses poignets, et les eaux sombres les avaleraient tous. Conservant sa maîtrise tout au long de l’opération, Vélor parvint à élever suffisamment le navire pour que le capitaine ordonne à ses marins d’ouvrir la grand-voile.
Satisfait du décollage, le hibou au plumage grisonnant laissa la barre à son second, avant de s’enfoncer dans les entrailles de la coque. Un premier escalier le mena au quartier de l’équipage, qu’il observa par habitude, s’assurant que l’ordre y régnait, qu’aucun hamac ne pendait à cette heure. Suivant un tuyau doré, il descendit une deuxième volée de marches. À ce niveau se trouvaient la salle des machines et la cale remplie de nourritures, d’eau potable et de marchandises. Parmi elles, d’immenses tonneaux remplis d’alcool fort. Sans hésitation, le capitaine se dirigea vers le deuxième en partant de la gauche, tourna trois manivelles, tira sur une chaîne puis attendit qu’un déclic s’éveille. Le panneau avant, visiblement lourd, s’ouvrit lentement sur une petite pièce comportant toutes les commodités que pouvaient espérer jusqu’à quatre clandestins. Une souris encapuchonnée apparut et félicita le capitaine pour le succès de la récente manœuvre.
– Ne soyez pas désobligeant avec les roturiers. Et ne prenez pas cet air surpris, je sais qui vous êtes, tous les deux, précisa-t-il en pointant le bec vers son autre invité. Ce genre de décollage n’est rien en comparaison de vos habitudes. Mais rassurez-vous, poursuivit-il sans s’inquiéter de voir la patte de la souris révéler le manche d’une épée, vous n’êtes pas mes premiers clients et le fait que ma tête tienne toujours sur mes épaules prouve que je respecte mes engagements. Vous n’êtes jamais monté à bord du Doux Rivage et la bourse qui dort dans mon coffre n’est qu’un extra reçu par un client généreux. Je vous souhaite donc un bon vol en notre compagnie.
L’épée disparut sous le pan de la cape noire tandis que la souris se détendait.