Le marché du Ponant

La place du Ponant accueillait une vie grouillante, gesticulante et hurlante, désordonnée pour un œil extérieur. Aux premières heures du matin, le marché des négociants, où des dizaines d’étals débordaient des halles, investissait les lieux. À l’intérieur, sous la protection de la charpente bicentenaire, les meilleurs poissons luttaient contre les plus fameuses salaisons, les alcools fins se laissaient allégrement goûter pour ne pas perdre leur avance sur les liquoreux locaux. Hors des murs, lorsque le temps le permettait, les soies d’Orient brillaient de mille feux, les tissus galonnés ondulaient au gré du vent, les rouleaux de laine bouillie se languissaient à l’approche de l’hiver. Se retrouvaient sur ce marché, les marins et les ouvriers aussi bien que les tailleurs, les restaurateurs et les aventuriers de passage.

Au milieu des peaux lisses humaines, des poils bigarrés des félins, des canidés et de bien d’autres, des plumes et des rares cuirs tannés venus du sud, Chaltan admirait les bâtisses qui bordaient la place, en attendant que son compagnon finisse de charger les tonneaux. Comme à chacune de ses visites, il rêvait de pouvoir s’en acheter une. Il aimait le mariage des briques rouges des rez-de-chaussée et des colombages peints. Le bleu côtoyait sans gêne le jaune, le vert et les orangés. Le soir, lorsque le soleil embrasait l’atmosphère, les lanternes multicolores transformaient les dalles blanches en arcs-en-ciel, comme par magie. Le seul détail qui freinait ses fantasmes, en dehors de l’aspect financier bien sûr, venait du goût prononcé de sa femme pour le calme au petit matin. Peut-être trouveraient-ils un compromis qui leur plairait à tous les deux dans une ruelle proche ? Leurs deux fils grandiraient alors loin des bas quartiers et de leurs tristes perspectives.

– Tu peux m’aider ? maugréa Vélor, un goéland aux plumes aussi blanches qu’un nuage.

– Comment veux-tu que je fasse ? Je ne peux pas, moi, soulever les tonneaux par magie. Chacun son boulot. Toi, tu charges, moi, poursuivit-il tout sourire, je conduis le chariot jusqu’au navire à travers ce bazar. D’ailleurs, tu ne pourrais pas faire un effort et employer tes dons pour faire léviter le bateau ? C’est le capitaine qui serait content, bonjour les économies.

– Tu vas me faire le coup à chaque fois, se vexa faussement Vélor ? Tu sais bien qu’enchanter un tonneau n’a rien à voir avec un vaisseau. Si j’en étais capable, j’aurais les moyens de m’acheter une maison dans le quartier, peut-être même une sur la place, tiens.

Chaltan goûta la plaisanterie et accepta sa défaite en mettant la patte à la pâte. Vélor et lui s’entendaient à merveille malgré leur différence de poste. Arrivé plus récemment que le chat sur le navire, le goéland avait été choisi par le capitaine pour son grand talent magique, toute proportion gardée. Sa maîtrise lui permettait de puiser deux fois moins dans les cristaux que son prédécesseur. Le capitaine avait donc deux fois moins besoin de les faire remplir pour que son bateau vogue dans les cieux. En sa qualité de mécanicien, Chaltan s’assurait que les moteurs tournent, mais surtout, que le flux magique entre les cristaux et les sceaux soit optimal. Sans prétention, lui aussi excellait, armé de sa clef anglaise géante.

Le dernier tonneau trouvait sa place à l’arrière du chariot lorsque le capitaine acheva sa transaction. L’argent changea de main et il leur fit signe de le suivre. Avec la souplesse propre aux siens, Chaltan sauta sur le siège conducteur et, sans attendre Vélor, poussa un levier. Le goéland parvint à s’installer à l’instant où de petits sceaux magiques s’illuminaient sur le plateau avant.

Guidés par leur chef, les deux matelots se frayèrent laborieusement un chemin jusqu’à la sortie. À son tour, le capitaine, un vieux hibou au plumage grisonnant, grimpa à bord avec agilité et leur désigna d’une ferme une rue voisine. Les vifs échanges et les éclats de voix s’estompèrent peu à peu, jusqu’à disparaître tout à fait à l’instant où Chaltan passa entre deux maisons. Il poursuivit sa route selon les indications de l’honorable oiseau pour s’arrêter aux abords d’une venelle. Dans les ombres se cachaient deux individus encapuchonnés et vêtus de noir. Malgré leur accoutrement, Chaltan reconnut les oreilles arrondies d’une souris. La suite promettait bien des problèmes.

– Ça porte malheur, une souris à bord ! grinça-t-il entre ses crocs.