Un marin parmi tant d’autres

À la taverne du port, l’air sentait bon la transpiration, la virilité, les femmes, humaines ou non, et la bière pas chère. Après deux chopes mousseuses, quelques ragots échangés et des plaintes formulées au sujet de son capitaine, de la météo et de la Couronne, Chaltan s’était assis à une table dans l’espoir d’agrémenter sa solde de quelques piécettes. Les dés étouffés par sa main couverte de poils bleus subirent de nouvelles secousses avant de venir rouler sans ménagement sur le plateau. Après un ultime soubresaut, ils affichèrent tristement un double un.

– Ah ! ricana Kreltor, un rat particulièrement peu présentable. ‘’ Chal temps ‘’ pour toi, hein ? Mon gars.

Le poing de Chaltan fendit l’air avant même que son propriétaire ne le désire. Ses doigts serrés avalèrent la distance qui les séparait de Kreltor en une seconde à peine, percutant la dernière dent du rat. Le joueur trop chanceux tomba pesamment en arrière, la tête la première. Le bruit sourd de sa chute mit un terme au brouhaha de l’établissement. Dans l’expectative, les buveurs de tout bord attendirent la suite. Sans se démonter, Chaltan déclara à qui voulait l’entendre :

– Qui, ici, veut encore se moquer de mon prénom ?

Quelques réponses lasses confirmèrent ses propos. Déçus que les événements n’aillent pas plus loin, les autres clients reprirent leurs activités. Les fonds de verre retrouvèrent tout leur intérêt, les rires cristallins et les voix chargées d’alcool alourdirent à nouveau l’air. Pour Chaltan, l’affaire n’avait pas encore trouvé son terme. Bien décidé à inculquer le respect qui lui était dû dans le crâne du rat dégarni, le félin posa les poings sur la table et, tout en faisant rouler sa musculature forgée par des années à travailler sur toutes les formes de navire, se redressa de toute sa hauteur.

– Tu vois toutes ces entailles sur le mur ? commença-t-il, avant de constater la disparition de son interlocuteur.

Le rongeur glissa de sous la table et referma sa mâchoire édentée sur le mollet de Chaltan. L’absence totale de douleur n’empêcha pas le marin de goûter la défaite et l’humiliation. Le manège de Kreltor, qui se releva promptement pour assaillir Chaltan, égaya la triste journée des habitués du café. Leurs rires hérissèrent plus encore le prédateur, qui parvint tant bien que mal à saisir sa cible par la peau du cou.

– Oups, ricana le rat.

– C’est fini, Kreltor, sourit Chaltan en révélant une dentition parfaite, carnassière.

– Tu l’as dit !

La voix du tenancier mit fin à toute forme de violence d’une part, et de taquinerie de l’autre. L’humain charpenté comme un bœuf rejoignit les deux joueurs. Ses mains calleuses, achevant deux bras puissants et couverts de poils sombres, se posèrent sans délicatesse sur ses hanches. À sa gauche pendait un gourdin. Les gens se demandaient qui du bois ferré ou des poings provoquaient le plus de dégât sur une mâchoire, sans que personne n’eût osé vérifier. Chaltan retrouva son calme, ou au moins un semblant de patience, et opina du chef lorsque le tenancier lui intima de quitter les lieux, sans oublier de payer ses verres et de donner sa cagnotte au rat victorieux. L’argument du dédommagement dû à l’insulte ne trouva pas grâce aux yeux de l’humain. Ainsi, allégé de la quasi-totalité de ses finances, Chaltan obéit et gagna la sortie.

L’odeur de bière et de transpiration laissa place à l’urine et aux relents des poissons abandonnés là depuis la criée du matin. Pour y être né, avoir grandi et vécu toute sa vie dans ce quartier, ses narines s’y accommodèrent sans mal. Chaltan y trouva même un certain apaisement. Ce sentiment se renforça à la vue de la mer qui se profilait à l’infini devant lui. Calme en ce jour, seules quelques vaguelettes s’échouaient sur les quais. Les goélands criaient, les mouettes dansaient à quelques mètres seulement tandis que la vermine luttait pour acquérir les détritus.

Un frottement léger attira l’attention du marin. Juste au-dessus de sa tête passait un navire à la coque d’albâtre. Sa forme était fine et élégante, taillée dans le bois pour fendre paisiblement l’air. Un sceau magique à multiples cercles maintenait l’embarcation à une trentaine de mètres du sol. Des fanions vert et or pendaient des plats-bords. La famille royale s’offrait une sortie en mer.