« Maître Rainette, j’ignore d’où proviennent vos manières. Cependant, à la cour du roi Renouille, vous vous devez de maintenir votre main gauche sur votre cœur lorsque vous vous adressez à quiconque. Vos doigts, placés ainsi sur votre poitrine, marquent votre intention de parler vrai, sans détour ni mensonge. »
Une fois de plus, les joues de Carmin se gonflèrent d’exaspération. Il fixa Geandain, son majordome, les yeux pleins d’un désir qu’il n’assouvirait pas. Lui jeter les livres qui couvraient la table serait injuste. Aussi agaçant que possible, ce pauvre homme suivait simplement les ordres du duc Guaal. Carmin souffla, et céda à l’insistance de Geandain.
Son fin pourpoint vert sapin, finement décoré de rouge et d’or, crissa légèrement tandis que son bras gauche se pliait. La paume de sa main se posa en douceur sur sa poitrine, ni trop vite ni trop lentement, ni trop fortement ni trop faiblement. Comme le lui avait montré son majordome. Il ne faudrait pas effrayer la noblesse en bougeant avec trop d’empressement, ou les insulter en se montrant calculateur.
« Voilà qui est mieux, approuva-t-il. Maintenant, prenez garde à vos pieds, ils sont trop écartés. Vous ne voudriez pas que votre interlocuteur pense vous ennuyer. Et cessez de hausser vos sourcils ainsi, vos sentiments m’apparaissent suffisamment sans cela. »
La mâchoire crispée, Carmin s’affubla d’un sourire tendu avant de lever plus encore les sourcils. Sa caricature de joie sur le visage, un peu d’autosatisfaction l’assaillit. Un amusement réel étira ses lèvres.
« Maître Rainette, se découragea Geandain, le duc Guaal m’a demandé de vous apprendre nos us. Peut-être voudriez-vous que je lui fasse part de mon mécontentement ?
-Quelle honte de votre part, mon cher Geandain, contra Carmin en agitant théâtralement la main. Employer une telle bassesse pour parvenir à vos fins. Vous me décevez, je me dois de vous le dire.
-Je le conçois et j’en suis fort contrit. Sachez toutefois que j’emploie les armes mises à ma disposition, sans détour ni mensonge.
-Sans détour ni mensonge, répéta Carmin en posant la main gauche sur son cœur.
-Précisément. Je vois enfin que mes efforts ne sont pas vains. »
Cette simple phrase éclaira l’esprit de notre farceur, qui dessina instantanément un nouveau trait de caractère de son personnage réputé extravagant. Il savait pertinemment que l’exercice l’obligerait à faire des efforts conséquents. Autant donc s’y mettre tout de suite. Carmin garda le silence, le temps de préparer sa prochaine réponse :
« Geandain voyons, de soleil, vos efforts sont un véritable rayon. » Il déclama sa rime, sa main parfaitement placée sur son cœur, l’autre dansant légèrement dans l’air. « Je vous présente mes excuses, mon indélicatesse sera désormais une intruse. »
Effectivement, vu sous cet angle, son apprentissage pourrait être les prémices d’une farce dont lui seul profiterait. Et avec quelle joie il jouerait au noble, tout en se moquant ouvertement de ces fameux »us ». Son rôle de Rainette commençait enfin à lui coller à la peau.
Depuis son arrivée à Argogue, son seul avantage se percevait en monnaie. Oh, il ne crachait pas sur sa nouvelle richesse, ni sur sa belle demeure. Cependant, il se voyait poussé sur les planches d’une pièce qu’il n’appréciait pas du tout. Mais, là, il se découvrait enfin un rôle à sa mesure. Ou pour le moins intéressant. Ce que le duc voulait en faire, il l’ignorait et n’y pensa pas. Pour le reste, Carmin devait affûter son jeu.
« Je vois que, finalement, mes paroles ne tombent pas dans un verre vide. Pour votre…enfin, vous, je ne puis la sauver, se contenta le majordome. Continuons, si vous le voulez bien.
-Ainsi que vous vous y efforcez, un homme digne je deviendrai.
-Certes, mais de grâce, asseyez-vous et abordons la lignée royale. »
Carmin s’exécuta, tout sourire.