Plus jamais ça

Du haut de son toit, la vue dégagée sur l’allée lui permit de ne pas rater la venue du messager. Comme sa dernière cible, le malheureux portait un tabard jaune et vert et courait dans les rues de la cité vers Carmin ignorait quel horizon. De toute façon, il pouvait bien aller où il le voulait. Du moment que notre farceur parvenait à lui voler un message scellé à la cire bleue et enroulé dans un porte-rouleau en cuir damé, et à y introduire le sien, le reste ne comptait pas.

Son propre parchemin glissé dans un tube serré contre son ventre, Carmin se répéta : « Cire bleue, cire bleue, damé jaune et vert, cire bleue, jaune et vert. »

S’élançant dans la nuit, son corps s’éleva au-dessus de la rue en projetant ses bras loin vers le haut. Ses jambes se replièrent presque contre son torse avant de se tendre vers leur destination, une terrasse en contrebas. Ses pieds visèrent le merlon du centre, pleins d’une confiance qui l’abandonna à mi-chemin. Malgré les quatre torches fichées au mur extérieur, sa zone d’atterrissage manquait de clarté. Et dans ces cas-là, les sauts paraissaient toujours plus longs. De nombreuses secondes s’ajoutèrent, puis la pierre fut là. Par un réflexe affûté par l’habitude plus que suite à une réflexion technique, ses muscles accueillirent le choc et amortirent la chute. Un instant plus tôt, il se voyait s’écraser sur le balcon, désormais, il se tenait presque assis au-dessus du vide.

Les bruits de pas pressés du messager dans la ruelle lui rappelèrent que le temps continuait de s’écouler. Carmin fit volte-face et sauta de nouveau. Cette fois, ses pieds rencontrèrent la façade d’une maison, puis ses mains s’agrippèrent au rebord d’une petite fenêtre. Il lâcha la droite et s’inclina de sorte qu’il puisse voir plus facilement la cible de sa prochaine farce approcher.

Les bruits d’une soirée mondaine s’éveillèrent dans la nuit, derrière lui, un peu en hauteur. Des voix de plus en plus claires le poussèrent à se retourner. Un couple de bourgeois s’approchèrent de la balustrade crénelée jusqu’à s’y appuyer. Carmin souffla d’exaspération. Soupetard s’acharnait donc sur lui.

Et effectivement, la femme l’aperçut dans la faible clarté lunaire. Elle cria sa surprise, rapidement rejointe par son homme, en découvrant le masque de théâtre de Carmin. Laissant sa joue gauche à nue, il représentait un visage de profil souriant exagérément et moustachu sur son côté droit. Son œil gauche, en revanche, se voyait encadré par une bouche ouverte et épaisse, sous des yeux écarquillés. Un double visage en bois, entremêlé.

Attiré par les cris, le messager regarda à son tour Carmin, qui se laissa instinctivement tomber. Il supporta le choc de la chute en roulant sur le pavé. Puis il se releva en poussant sur ses mains, s’offrant ainsi un élan supplémentaire, qu’il rejeta sur un mur. Son pied contre l’obstacle, il se retourna en repoussant de toutes ses forces. Le regard surpris de l’homme en tabard le convainquit de fondre sur lui, d’attraper l’arrière de son vêtement, de le lui passer par-dessus la tête et d’appuyer pour le faire s’incliner. Ainsi pris au dépourvu, le malheureux ne put résister à la danse que lui offrit Carmin. Notre farceur le fit tant tourner qu’il perdit l’équilibre et tomba lourdement en s’empêtrant dans le long tissu bicolore.

Ni une ni deux, l’homme masqué profita de cet avantage pour fouiller le sac du messager et y prélever le porte-document damé. Il le dévissa en hâte, y préleva le parchemin et enfourna le sien avant de tout remettre en place. Pour marquer le coup, il continua un peu son chahut et s’éloigna de quelques pas.

Le messager se releva tant bien que mal et Carmin l’applaudit bruyamment avant de s’incliner largement, et de s’enfuir dans la nuit.