La guerre commence

Les deux verres remplis, le duc reposa la bouteille Château Eukart, cuvée soixante-et-onze. Il glissa ses mains sous leur pied, en éleva un au-dessus de ses yeux et le fit doucement tournoyer. Les rayons du soleil éclatant du milieu d’après-midi frappèrent le cristal, faisant danser des dizaines de lucioles arc-en-ciel sur les murs. Un noyau rubis naquit dans le liquide acajou, un cœur flamboyant aussi brûlant de joie que le sien. Un sourire fier apparut sur le visage du duc, qui se détourna de la fenêtre.

Ses pas le guidèrent à travers son salon privé, vers une table basse en chêne. Son plateau, épais d’un pouce et demi, composé d’une pièce brute à la forme biscornue, accueillit l’un des verres de vin, juste à côté d’un parchemin déroulé. Le vernis clair laissait apparaître des nervures brunes, et embellissait le nœud sombre et large marquant le côté où l’observait son nouveau conseiller. Le duc s’installa dans son fauteuil à tenailles, et profita de sa large assise pour se pencher sur le côté. Son verre pendait au bout de ses doigts.

Le temps d’un instant, son attention se fixa sur Yarflel, cet étranger venu du lointain archipel Llormo. Son teint halé et brillant, semblable à du miel, lui offrait une allure presque irréelle. Comme couverte de poudre d’or, sa peau reflétait la lumière du soleil autour de ses yeux en amande. Pareils à deux améthystes, ses pupilles s’auréolaient d’un éclat translucide. Un anneau blanc encerclait ses iris aussi noirs que les plus épaisses ténèbres. Ses longs cils battirent un instant et rappelèrent le duc de Kopangne à la réalité.

La gloire et le plaisir d’un succès prochain lui revint, et il leva son verre à l’attention de son invité :

« À vous, tout simplement.

–À nous, répondit le llormien. »

Ses épaules s’agitèrent sous l’impulsion d’un rapide rire incontrôlé. Imaginer Carmin tombant de son tonneau, comme son espion le lui avait décrit, l’amusait beaucoup. Et comble de l’ironie, sa plaisanterie avait suffi à détourner l’attention du messager. D’une pierre deux coups. Carmin s’affalait et il obtenait ce qu’il désirait.

Ainsi, les rapports de guerre sur le front Est restaient stables. Les stratégies du roi fonctionnaient à merveille, et les armées jamures continuaient à se briser sur leurs lignes. Aucun royaume, aucun ennemi ne pouvait lutter contre la finesse d’esprit du souverain d’Argogue. Il profitait de la force défensive de ses soldats pour affaiblir ses ennemis. Ils continueraient d’avancer pendant que les jamures s’écraseraient contre leurs boucliers. Un plan efficace jusque-là imparable.

Un nouveau sourire étira les lèvres du duc. Il but une gorgée et laissa glisser le liquide aux arômes de myrtille dans sa gorge.

Désormais, et grâce à Yarflel, il possédait la meilleure épée imaginable contre Renouille. La guerre de la désinformation venait de commencer. Et en échange de quoi ? De simples accords commerciaux renoués. Le seigneur Guaal n’ignorait pas le passé tendu de leurs deux nations. Mais si le taire et repartir sur de meilleures bases lui donnait accès au trône, il n’hésiterait pas. Surtout si la richesse de l’archipel se vérifiait.

Agir avec une telle bassesse ne lui ressemblait cependant pas. Il préférait combattre l’arme au poing, loin de toutes ces intrigues. Pourtant, pour une fois, il s’évertuait à employer la subtilité que ses conseillers lui vantaient. Sans eux !