En ville

Tant de sentiments mitigés, de vives réflexions et d’impressions partagées luttaient pour gouverner son esprit déboussolé.

Excepté en quelques lieux ciblés, Kopangne ressemblait trait pour trait à la ville que Carmin avait toujours connue. Ses couleurs brillaient sous la lumière du soleil, ses arches liaient encore les maisons entre elles et l’air marin régnait, dominant les rares nuages de fumée. La vie semblait suivre son cours malgré la prise récente des jamures. Cette paix paraissait irréelle. Les corps des habitants auraient dû remplir les rues, et leurs cris recouvrir ceux des mouettes. Ou alors, un soulèvement sans précédent, provoqué par leur colère et leur rage de vivre, devrait retentir et résonner en échos interminables. Au lieu de cela, les résidents poursuivaient leur quotidien sans rien en changer. Seuls quelques points noirs rappelaient la présence des jamures, qui brillaient pourtant par leur absence.

Ne pas voir ces barbares ternir les pavés de la plus belle cité du monde ne le rassurait qu’à moitié. Ou plutôt, cela le déboussolait plus encore. Carmin ne comprenait pas comment ils avaient pu prendre la ville sans subir de résistance, puis repartir sans un mot. À quoi bon perdre le temps de s’y arrêter ?

Le léger bruit de la réception de Varnille dans son dos le tira de sa réflexion. Qu’il lui paraissait étrange de parcourir les toits de Kopangne accompagné. Incapable de dire s’il considérait cela comme une bonne ou une mauvaise chose, il la regarda se redresser. Cette femme possédait un certain talent, pour sûr. Sa manière de se déplacer lui apparaissait toutefois inhabituelle. Plus souple, plus fluide. Peut-être moins puissante. Différente en somme. Il pourrait beaucoup apprendre de la soldate afin d’améliorer sa propre façon de se mouvoir, et de penser son environnement. Pourtant, sa présence le dérangeait. La solitude et la tranquillité lui manquaient. La paix lui manquait.

Son ancienne vie ne lui reviendrait jamais, il le comprenait désormais. L’insouciance du lendemain, les préparatifs d’une nouvelle plaisanterie, son hamac dans sa cachette décrépite à l’orée du port. Tout cela s’émiettait à mesure qu’il avançait sur les toits.

Il aurait aimé rejoindre le palais du duc par les rues, grimper sur quelques murs, franchir des obstacles, ou au moins marcher sur les pavés. Mais Varnille avait été claire sur le sujet. Rester à l’abri des regards primait sur tout. Elle avait prononcé ces mots sans brutalité ni sévérité, simplement comme une vérité imparable.

Ce fut donc tout naturellement que les pas de Carmin les menèrent à la Place des Signatures, là où autrefois les plus grands contrats voyaient le jour. À son bout, sur leur droite, l’hôtel Les Douze Ententes siégeait. Notre farceur en pleine crise de questionnement intérieur l’indiqua à Varnille alors que les cloches sonnaient midi.

L’espace d’une seconde, la double fenêtre centrale se mua en un éclat d’or, le soleil se répercutant sur les carreaux en mouvement. Quelqu’un venait de l’ouvrir. Il y eut un semblant d’agitation puis un homme fut poussé à travers. Son corps s’arrêta deux mètres plus bas, ses bras attachés à une corde qui le maintint ainsi, suspendu. Le pauvre bougre portait des vêtements maculés de sang, sa tête refusait de se relever. Impossible de dire s’il vivait encore ou non.

Les yeux de Carmin s’écarquillèrent : « Guaal, murmura-t-il ! »