Informations capitales

Après deux jours d’observation, Varnille avait compris que les jamures exposaient le duc en l’accrochant à cette fenêtre. Lorsque les cloches de la cathédrale chantaient le jour à dix heures, carillonnaient à la mi-journée, ou annonçaient la nuit à vingt heures, des soldats présentaient leur prisonnier à la Place des Signatures. Voilà comment ils conservaient leur autorité sur la ville. Guaal restait attaché à la vue de son peuple pendant une trentaine de minutes, avant d’être remonté. Ce qu’il se passait après demeurait un mystère. Si Varnille voulait intervenir, elle devait le faire durant ce laps de temps.

À la nuit tombée, elle suivit Carmin sur les toits jusqu’à atteindre celui de l’hôtel Les Douze Ententes. Ensemble, et dans un silence marqué par le doute, ils attendirent que le temps s’écoule pour mettre en pratique leur plan de sauvetage. Au premier son de cloches, ils se relevèrent pour rejoindre le faîtage de l’une des fenêtres. Carmin prit la plus à gauche, Varnille deux plus loin sur la droite, de sorte d’en conserver une entre eux. Le duc se trouverait un étage plus bas.

La mélodie poursuivit son cours. La soldate fixa le farceur vêtu de rouge sali et délavé, puis hocha la tête en signe de lancement des opérations. Avec un sourire amusé, il s’accroupit puis se laissa glisser sur le petit toit de tuiles colorées. Au dernier moment, il releva les jambes et se poussa de toutes ses forces avec ses mains. Les pieds tendus, il atterrit au-dessus de la fenêtre où le duc serait bientôt suspendu.

Carmin lui fit signe de la rejoindre en s’accrochant à la paroi inclinée, aussi l’imita-t-elle en pliant les genoux. Cependant, la distance, et surtout le vide, qui la séparait de sa destination semblait lui promettre une chute douloureuse. D’autant plus que jamais elle ne s’était entraînée pour un tel exercice. Glisser sur un toit lui apparaissait comme pure folie. Pourtant son compagnon venait de le faire. « Allez, osa-t-il dire, je sais que vous pouvez y arriver. » Elle inspira profondément et se lança, convaincue que plus elle resterait, plus dur serait le départ. Sans compter qu’elle ne pouvait faire demi-tour. Les tuiles raclèrent son flanc, ravivant sa blessure. Mais elle tut la douleur, et imita au mieux son prédécesseur. Elle releva les jambes et donna un coup de bassin pour aider ses mains à la repousser. Son corps s’éleva dans la nuit durant ce qui lui parut une éternité, avant de commencer sa descente. Dès lors, elle tendit les pieds pour cibler son point de chute, et réalisa qu’elle ne l’atteindrait pas. D’ici peu, elle frapperait le milieu de la courte pente et finirait sur les dalles de l’hôtel.

Ses semelles touchèrent les tuiles vernissées qui lui refusèrent toute accroche. Elle glissa et se sentit aspirée par le vide. Puis tout s’arrêta brusquement. Seul son flanc la tiraillait plus rudement que jamais. Lorsqu’elle rouvrit les yeux, ses pieds se balançaient au-dessus du sol et son bras la maintenait vers le haut. Varnille releva la tête et eut la surprise de voir Carmin, la retenant avec un sourire crispé.

« Je ne veux pas paraître irrespectueux, ma chère, mais je doute de pouvoir tenir éternellement ainsi. Cela vous dérangerait de remonter ? »

Sa tête trembla en saccades incontrôlées pour toute réponse. La soldate se retourna au mieux et agrippa la main de Carmin qui l’aida à se hisser sur le faîtage.

Le silence s’instaura, Varnille s’imaginant inlassablement ce qu’il se serait produit sans l’intervention de son sauveur. Alors que ses yeux se perdaient dans le vide, il lui tapota l’épaule. La fenêtre venait de s’ouvrir. Il ne leur restait plus qu’à attendre le moment où les jamures reviendraient chercher le duc pour mener une attaque frontale et rapide. Elle devait absolument tuer tous les gardes présents sans éveiller les soupçons, remonter le seigneur Guaal, refermer la fenêtre, comme les jamures l’auraient fait, et interroger le prisonnier. Malheureusement, ses mains tremblaient encore, son armement se limitait à une dague après le naufrage, et Carmin refusait de se battre.