Profitant de l’ouverture façonné par le navire dans la voûte, une pluie drue s’abattait, rendant les images découvertes dans le navire plus écœurantes encore. Le poil bleuté de Chaltan empêchait davantage l’humidité de gagner sa peau que l’horreur son esprit. Des marins assommés par une poutre ou perforés par un éclat de bois s’étaient vidés de leur sang. D’autres avaient été mangés par les flammes. De leur vivant ou dans la mort, Chaltan préférait ne pas y songer. L’état du bateau l’avait aussi secoué. Éventré, il ressemblait à toutes ces vieilles épaves échouées sur les grèves devenues célèbres pour leurs appétits. Depuis que la magie élevait les embarcations dans le ciel, rares étaient celles qui finissaient de cette manière. Celles qui chutaient tombaient bien souvent dans l’oubli, au fond de l’océan. Chaltan regrettait ce navire auquel il s’était attaché. Autant qu’à son capitaine et son équipage, à Montar et Mantar retrouvés dans la salle des machines. En les découvrant ainsi, Chaltan avait rendu le peu que son estomac contenait. Sans l’ordre du vieux hibou qui l’avait obligé à sortir de cette pièce, le chat bleu aurait fini dans le même état.
Après avoir fouillé le navire de la cale au pont, Chaltan ne retenait que deux éléments positifs. Au pied de ses deux assistants l’attendait Grunthor, son marteau à large tête carrée que son propriétaire considérait désormais comme une arme suffisamment puissante pour fracasser le crâne des responsables de ce massacre. À l’instant où il avait saisi le manche, une colère sourde s’était emparée du marin. Pour ses camarades, pour tous les fendeurs de nuage, ces crimes ne resteraient pas impunis. Maintenant qu’il se tenait sur le pont supérieur, l’espoir se mêlait au désir de violence qui brûlait ses veines. Le nénuphar en or renfermant le cœur du navire, et son ami Vélor, manquait à l’appel.
Oubliant toute prudence, Chaltan courut vers le socle vide. D’un pas rapide et sûr, il évita les cadavres et les flaques de sang, les cordages arrachés et les voiles déchirées. Parvenu à destination, il repéra de profondes griffures sur le sol, laissées sans doute par un objet lourd. Plus loin vers la proue manquait une partie du parapet. Chaltan suivit les stries avec un espoir grandissant. Malheureusement, il ne trouva aucune trace du nénuphar. Hormis peut-être des branches brisées de l’arbre qui maintenait le navire au-dessus du sol et de larges morceaux d’écorce. Plus bas dans la forêt, six soldats s’échinaient à ouvrir le sarcophage qui renfermait Vélor.
Galvanisé par sa transe, Chaltan attacha son marteau à sa ceinture et s’apprêtait à se propulser vers le tronc immense lorsqu’une main lui saisit fermement le bras.
– Que faites-vous ? s’enquit Parse, la souris.
– Eh bien, je saute ! Il existe une chance pour que le magicien du navire soit encore vivant, précisa Chaltan face à l’incompréhension du garde de la princesse, je ne l’abandonnerai pas aux mains de ces assassins.
– C’est hors de question ! Nous avons déjà dû grimper jusqu’ici afin que vous constatiez qu’il ne restait personne. En un sens, heureusement ! Comment aurions-nous extrait les blessés sans nous faire voir ? Il suffit que l’un des soldats du roi lève la tête pour que nous soyons fichus.
– Parse ! tonna Viguette. C’est indigne de vous ! Chaltan, calmez-vous aussi, s’il vous plaît. Descendez de là et réfléchissons un instant. Vous dites que votre magicien est cloisonné dans cet œuf. Navrée de le présenter ainsi cependant, votre capitaine lui attachait-il une telle importance pour le préserver de la sorte ?
– Bien sûr ! Vélor faisait voler notre navire. En cas de problème, ou d’attaque, le nénuphar devait l’enfermer avec le cristal de pouvoir pour le protéger. Comme ça, il pouvait se concentrer sur sa mission sans risque.
– Parse, mon cher, reprit Viguette avec un léger sourire satisfait, nous devons nous enquérir de l’état de ce mage.
La souris accepta les ordres de la princesse sans rechigner. Cette soudaine obéissance surprit Chaltan, bien qu’il préférât ne pas s’éterniser tant la hâte de sauver Vélor le consumait.
– Allons-y, Votre Altesse. Vous resterez en retrait dans l’arbre, sur cette branche, vous voyez ? Laissez-moi finir, je vous prie, avant de recommencer avec vos simagrées. Ils sont trop nombreux pour moi. À mon signal, vous abattrez celui le plus à droite avec votre arc, puis vous me couvrirez une fois le combat engagé. Ne tirez que lorsque vous serez sûre de vous, ou que je ne sois pas dans votre ligne de mire. Je refuse de me faire prendre pour cible par un allié. Une alliée, pardon. Quant à vous, le chat, que faites-vous ? Vous n’avez rien d’un guerrier et notre quête ne vous concerne pas ! Vous pouvez encore rentrer chez vous si vous vous faites discret. Peut-être avez-vous une famille qui vous attend. Nous nous occupons de votre ami. S’il est toujours en vie, il aura le même choix que vous.
Chaltan déglutit. Face au rappel de Parse, la réalité dissipait sa folie. Malgré sa colère, ses espoirs et sa peur, Chaltan avait une chance, probablement la seule, de laisser toute cette histoire derrière lui, de survivre à ces terribles événements pour retrouver son foyer, sa femme et ses enfants. C’était un marin, heureux de vivre au large autant que d’embrasser les membres de sa famille à chacun de ses retours. Ensemble, ils ne menaient pas la grande vie, mais les rires et les cris de ses petits sauvageons inondaient sa maison. Sa femme le tannait pour qu’il trouve un métier qui rapporte mieux, pour les sortir de leur quartier miteux tandis qu’elle-même travaillait dur. Il ne pouvait lui en vouloir, lui aussi rêvait d’un meilleur endroit pour les siens, ils le méritaient. Tous !
Pourtant, à quelques dizaines de mètres l’attendait peut-être Vélor. Allait-il l’abandonner ainsi, lui tourner le dos ? L’unique autre survivant du naufrage ? Une ombre planerait au-dessus de lui s’il n’agissait pas. Seul l’avenir lui dirait si le chemin qu’il finirait par prendre lui apporterait plus qu’il ne perdrait.
note de l’auteur :
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