La table du Grand Cru

L’esprit partagé entre curiosité et suspicion, Allir demeurait les yeux fixés sur les portes du Grand Cru, adossé de l’autre côté de la rue. Établissement renommé dans toute la cité, et au-delà, ce restaurant accueillait les nobles et les bourgeois lors de leurs plus importants échanges. Nombre d’accords commerciaux se scellaient entre ses murs, quantité de mariages, ou de cérémonies officielles, s’y célébraient. En dehors du château, le Grand Cru était le seul bâtiment de la ville à disposer d’une salle de bal. Son influence provenait sans doute de là, et de la qualité de ses mets, ainsi que celle de ses services. Sans oublier sa décoration. Allir opina du chef. Pour s’y être offert quelques repas, il approuvait étrangement les tarifs exorbitants de la carte.
L’archilleur finit par se lasser d’observer les statues sculptées à même la façade. Aussi traversa-t-il la rue pour, après une dernière hésitation, pénétrer fièrement dans le luxe du bâtiment. Un homme en livrée beige, droit et glorieux comme un prince, l’accueillit aussitôt, les yeux emplis de dédain. Voilà qui annonçait la couleur. Au vu du port royal qu’assumait le portier, Allir se rappela dans la seconde ce que devaient revêtir les invités. Il dut reconnaître la tristesse de sa tenue. Il fut un temps où elle brillait de mille feux. Après toutes ses aventures à fouiller la poussière, à se faufiler dans des boyaux oubliés, et à voler aux quatre coins du continent, sa mine se flétrissait. Monjrau avait sans doute raison, finalement. Pourtant, l’archilleur se redressa et signala à l’employé qu’il n’attendrait pas davantage qu’il lui montre la voie. L’homme en livrée s’exécuta et l’invita à le suivre.
Le couloir s’ouvrit rapidement sur une salle marquée par de larges piliers cylindriques vert émeraude, contrastant avec les boiseries sombres qui couvraient les murs jusqu’à mi-hauteur. Les tables, isolées les unes des autres par des palissades, s’enorgueillissaient de fauteuils épais, au dossier arrondi. La lumière des bougies éclairait discrètement les domaines ainsi formés. Des chemins de tapis invitaient les clients vers leurs destinations respectives. Allir suivit son guide jusqu’à l’une des rares alcôves encore inoccupées.
Monjrau le receleur n’avait pas menti. Tous ceux qui lui avaient volé le titre d’archilleur, et autres pillards de tout bord, avaient répondu à l’appel, dragonnier ou non. Une trentaine, environ. L’impatience régnait malgré la magnificence des lieux. Certains attendaient là depuis plusieurs dizaines de minutes, Allir les avait vus entrer depuis son poste d’observation. Et nulle trace de l’homme décrit par son ami. Malheureusement, Aljère, lui, se trouvait bel et bien sur place. Leurs regards se croisèrent tandis qu’ils analysaient leur voisinage. L’archilleur lui sourit faussement, les yeux emplis de malice. Son opposant le lui rendit avec tout autant de bienveillance. Rien que pour lui clouer le bec, Allir se sentait prêt à se risquer dans le jeu proposé par celui qui brillait toujours par son absence.
Enfin, ce dernier fit son apparition, après une attente prolongée dans un brouhaha de plus en plus bruyant. Lorsqu’il se glissa dans la salle principale, le calme reprit ses droits. D’une démarche souple, l’homme se plaça au centre de la pièce, là où tous pourraient le voir et l’entendre.
« Messieurs, et mesdames, entama-t-il d’une voix à la fois suave et hautaine, merci d’être venus si nombreux. Je considère dès à présent que les candidats sont tous réunis. Les potentiels retardataires, et les indécis, sont tout simplement éliminés de mes perspectives. Nous pouvons donc commencer. »

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