Un conte du passé

« La vie était ainsi faite… Nous débutons toujours une histoire de la sorte dans mon pays, annonça simplement Grunthor avant de reprendre. La vie était ainsi faite que le monde s’était éloigné des change-formes. Était-ce la peur, l’incompréhension ou la jalousie ? Nul ne saurait le dire et nombreux sont ceux à croire en de multiples raisons. Toujours est-il que ceux doués du pouvoir des animaux furent contraints, en des temps reculés, de vivre reclus, en de petites communautés éparses. À ma naissance, le monde se vivait ainsi. Les change-formes, craints et respectés, ne côtoyaient le reste du peuple qu’en cas de nécessité. Chacun s’en portait mieux. Toutefois, cette isolation ne me convenait pas. J’avais eu vent de la réalité de ce pays voisin, où change-formes et êtres normaux vivaient en harmonie. À mon tour, je désirais ardemment prouver notre utilité à tous. Je ne vous cacherai pas la désapprobation de mes parents. Toutefois, la vérité ainsi apparue à mes yeux d’homme presque fait voila leurs promesses de tourmentes. Je pris donc la fuite en direction du château le plus proche. Ma force égalait nos plus valeureux combattants et ma forme animale m’offrait un atout tout désigné. Connaissez-vous l’almier ? C’est en quelque sorte un très gros chat, tout de cuir vêtu avec des défenses acérées rétractables. Je ne crois pas que vous en ayez ici. Chez moi, c’est déjà un animal rare.

Prenant tout d’abord soin de cacher mon pouvoir, j’ai prouvé ma valeur et accédé à un corps d’armée royal. Je fus entraîné pour faire partie des meilleurs. Ceux destinés à commander. Tout se passait au mieux, mon nom se faisait connaître. En bien, je vous rassure. Je pensais sincèrement parler de ma nature à mes supérieurs. Je pensais… » La voix de Grunthor mourut un instant. Il contempla le lointain avant de reprendre. « Puis cette rumeur grandissante se fit ombre pesante. Petit à petit, je vis mon pays changer. Le culte de Droa’k s’imposa dans le cœur de chacun. Comment y résister, me direz-vous ? Ses promesses sont alléchantes. Perfection du monde, paix, amour et une vie plus belle encore dans l’autre monde. Tous savaient pourtant que notre corps ne foulerait pas l’herbe verte de belles prairies ! Il se dissoudra et viendra nourrir la terre, notre âme gorgera d’énergie les arbres et notre dernier souffle se joindra au vent. Notre vie nous a été donnée par d’autres, nous la léguerons aux suivants.

-Puisse notre mort porter les graines de la vie, souffla Éloare.

-Puisse notre mort porter les graines de la vie, reprit faiblement Grunthor. Si notre âme quitte ce monde pour un autre, nous épuiserons celui-ci. » Le guerrier posa un instant son regard sur celui d’Éloare. La tristesse qu’il y décela lui donna la force de continuer son discours. « Le monde est rapidement devenu fou. Il devait trouver un ennemi, celui qui les empêchait d’accéder à ce fameux monde. Dès lors que cette nouvelle religion a su parvenir aux hautes instances, les change-formes furent les premières victimes. Nous devions subir un recensement strict et mensuel, nous avions l’interdiction absolue de sortir. Et j’ai été lâche. Alors que je visais à élever la voix pour crier la présence des miens, je me suis caché derrière mon uniforme. J’ai fermé les yeux lorsque les premiers furent brûlés.

Mon tour a fini par venir. Un pays voisin a lancé une escarmouche contre un village dont j’avais la charge. Je vous passe les détails, mais il se trouve que je fus contraint à me transformer, sous les yeux de mes soldats. Et ceux-là mêmes que j’avais sauvés n’ont pas attendu une seconde pour demander la rançon. Ils venaient de capturer un change-forme renégat, un change-forme qui vivait hors des villages maudits. Pendant une nuit, j’ai réussi à m’échapper, par la force, en me transformant. » La mâchoire de Grunthor se crispa, les aveux qu’il s’apprêtait à faire lui coûtaient. « J’ai été contraint de tuer plusieurs de mes hommes. Je vois encore leurs yeux implorants… » sa voix mourut. « Bien ! Je vais faire un tour si vous permettez. »

Éloare ne sut que répondre. Ainsi perdue, elle se tourna vers son mari dont le regard était désormais vide. Voilà donc ce qu’il avait vécu lui aussi.

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