Le goût du sang

Ses muscles le brûlaient tant sa course se prolongeait. Et ni la pluie qui inondait son pelage ni le sol glissant du sous-bois ne semblaient pouvoir le ralentir. Alissart courait aussi vite, aussi loin qu’il le pouvait. Comme s’il pouvait fuir son passé. Mais le goût entêtant du sang dans sa gueule ne saurait le lui faire oublier. Il avait attaqué et tué. Ce n’était pas ces proies quelconques qu’il avait appris à chasser avec ses compagnons. Non, cette fois il s’en était pris à des gens, des humains.

Certes, ces soldats n’étaient pas innocents. Ils étaient venus pour s’en prendre aux change-formes, ses frères et sœurs de don, et à sa femme. Alissart était devenu un combattant pour leur permettre à tous de vivre en paix. Il avait voulu se rendre utile. Même en cela il avait échoué. Sa femme l’avait quitté et il avait abandonné les change-formes.

Après la bataille, une fois le calme revenu, il avait tremblé de peur, effrayé par ses actes, tétanisé par la possibilité qu’il agisse ainsi de nouveau. Puis son esprit s’était éveillé, prenant le contrôle de son corps, et Alissart s’était enfui. Il avait échoué à devenir quelqu’un.

S’arrêtant brusquement, Alissart plongea le museau dans une flaque et lapa toute l’eau qu’il put. Ce goût atroce de sang humain, il devait le faire disparaître. Ni le froid ni la saveur de la boue ne parvinrent à l’estomper. Rageusement, il mordit la terre gorgée et la mâcha durant de longues secondes avant de la recracher. Et toujours ce goût, ce sentiment d’avoir ôté la vie, à plusieurs reprises. Il se redressa finalement. Au-dessus de l’eau agitée par les gouttes qui tombaient dru, son reflet ondulant se transforma. Son museau s’aplatissait, son crâne s’arrondissait et ses poils disparaissaient. Ses cheveux se mirent à grisonner et ses joues à briller d’un éclat blanc, comme le soleil frappant le métal. Ce qu’il voyait apparaître devenait plus net et il comprit que ce visage blêmissant, ce regard perdu, effrayé, implorant, ne lui appartenaient pas.

Fuyant cette vision de mort, Alissart se remit à courir comme pour oublier. À force, sa gorge devrait finir par s’assécher et ce sang deviendrait cendre. Les arbres filaient désormais autour de lui comme une tenture marron et verte tendue, prête à se déchirer. Son cœur hurlait sa présence sans qu’Alissart sache s’il battait le rythme de sa course ou s’il célébrait son dernier repas. Car s’il savait que sa langue s’en rappelait, il sentait aussi son sang bouillir comme transcendé d’une vie nouvelle. Désireux d’épuiser cette énergie, Alissart courut de plus belle.

Sa fuite s’arrêta finalement dans une clairière où seule une cabane venait rompre la verte monotonie. Une légère fumée grise s’en échappait pour se perdre dans la pluie et la brume. Retrouvant un peu de son calme, Alissart réalisa que cette odeur de bois brûlé et de cendre l’avait probablement guidée ici sans qu’il y ait prêté la moindre attention. Et ce fut donc naturellement que ses pattes le menèrent vers la porte de la cabane.

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