Le soleil s’était couché depuis longtemps et l’obscurité régnait sur cette partie du monde. Éloare ne voyait guère plus loin que les premiers arbres qui bordaient le camp. La faible lueur rougeoyante du feu dessinait un cercle rouge orangé sur le sol, et prolongeait son ombre jusqu’à la confondre avec celle de la nuit. Les flammes qui réchauffaient son dos rendaient la fraîcheur nocturne plus vive. La couverture rêche qui lui couvrait les épaules ne parvenait pas à faire fuir cette sensation glaciale. La raideur de ses membres due à l’immobilité prolongée ne l’aidait sûrement pas dans sa situation. Et Éloare continuait de fixer les arbres en attendant son mari. Elle restait debout dans la nuit, précisément là où Alissart lui avait promis un retour rapide.
Le bruit des pas étouffés par la terre mouillée de la dernière pluie ne la firent pas réagirent. Son mari ne tarderait pas à rentrer et elle voulait être la première à le voir. Malgré son besoin de solitude, elle laissa Moelique s’approcher jusqu’à la rejoindre. Moelique était une femme aussi belle ainsi que transformée en oiseau. Et jamais Éloare n’avait vu d’oiseau aussi beau. Lorsque pour la première fois elle l’avait vue se transformer, elle n’y avait pas cru. Son plumage était aussi rouge et vif que les braises du feu qui crépitait dans son dos. Les plumes de ses ailes étaient sombres, les nombreux reflets verts et bleus semblaient au contraire absorber toute la lumière environnante. Sa collerette, constituée de petites plumes rondes comme des écailles or et marron, dansait jusqu’à ses ailes. Trois longues plumes bleu vif rehaussaient son bec. Éloare était troublée par cette femme et ne réagit pas lorsqu’elle passa un bras dans son dos. Une amitié dont Moelique semblait faire reculer quotidiennement les limites s’était forgée entre les deux femmes tandis que leur mari respectif partait s’entraîner. Éloare finit par imiter son amie et passa à son tour un bras dans son dos.
Le froid et le calme continuaient de régner sur la nuit lorsque Moelique se tourna vers Éloare. Elle sentit le mouvement de son amie tout en lui refusant un regard. Alissart ne tarderait pas à arriver, elle le savait. Et même si elle s’en voulait, elle continua de fixer la forêt.
« Ne t’inquiète pas ma tendre, finit par souffler Moelique, ton aimé va revenir.
-Quelque chose ne va pas, répondit Éloare comme si elle n’avait rien entendu. Il y a quelque chose d’étrange. Moelique, je crois que les dirigeants de ce camp nous cachent des choses. » Éloare porta sa main à sa bouche et commença à se mordiller l’ongle. « Mon mari n’est pas un guerrier, il ne l’a jamais été. Comment a-t-il pu m’abandonner pour partir en guerre ?
-Tu ne te plais pas ici ? Tu sais, par les temps qui courent, nous ne trouverons pas d’endroit plus sûr que celui-ci. Nous sommes entourés d’amis, de frères et de sœurs et aucun d’eux ne cherche à nous tuer pour de folles raisons.
-Je sais, je sais. » Tout en continuant de se mordiller l’ongle, la femme d’Alissart contemplait l’obscurité puis : « Tu as raison. Avant que vous nous trouviez, Alissart et moi fuyions depuis trop longtemps. J’en étais même arrivée à penser que plus jamais je ne pourrais dormir en sécurité. J’allais même…enfin vous nous avez trouvé et maintenant…
-Tu n’es pas plus en sécurité, la coupa son amie. » Moelique abandonna son dos et vint se planter devant elle. Sa main chaude et douce vint caresser sa joue pendant un instant avant qu’elle ne la fixe droit dans les yeux. « Nous avons un campement, c’est vrai, mais tout cela s’envolera sitôt que la reine nous aura retrouvés. Dès que ses soldats sauront où nous nous trouvons, ils lanceront une attaque. En réalité, nous n’avons jamais été aussi fragiles que maintenant. Dispersés, nous pouvions aisément nous cacher. Ici, dans ce camp, nous sommes acculés. Voilà pourquoi il nous faut des soldats. Ton mari s’est porté volontaire pour nous protéger, pour te protéger. » Face au silence d’Éloare, Moelique prit un peu de distance et continua plus doucement. « Nous en avons déjà parlé. Tu dois réaliser que notre ancienne vie s’est envolée, la reine nous l’a arrachée. Nous n’avons pas d’autre choix que de répondre. Bien sûr, chacun à son rôle a jouer. Je ne suis qu’un oiseau, je ne peux pas utiliser ma forme animale pour combattre, alors je fais le guet. Pourquoi ne pas te joindre à moi ? Moelique se rapprocha et prit les mains d’Éloare dans les siennes. Nous pourrions voler ensemble. Ton bras va mieux, peut-être qu’il est temps pour toi de rejoindre les nuages. Qu’en penses-tu ? »
Moelique ne comprenait pas. Éloare connaissait son mari et quelque chose clochait. Alissart n’était pas un homme d’action et c’était aussi en cela qu’elle l’aimait. C’était un homme calme, doux, réfléchi et joyeux. La violence n’était pas son environnement, pourtant, dernièrement, il avait été impatient de rejoindre les guerriers change-formes. Une violence sourde bouillonnait en lui, une envie de lutte. Alissart avait changé, quelque chose n’allait pas et elle comptait bien découvrir quoi : « Tu as raison, je devrais te suivre et surveiller les alentours. »