Autour de lui, les cris, la peur, la haine, la souffrance et la mort envahissaient l’air. Comme si le monde venait de sombrer dans la plus terrible de ses existences. De nombreux corps jonchaient déjà l’herbe aplatie de ce coin de forêt. Des hommes, des femmes, des animaux et quelques enfants laissaient leur sang imprégner la terre encore humide de rosée. Et toujours plus de gens venaient les rejoindre. La propre lame d’Okrone s’enfonça sans mal dans le dos d’une femme. L’ondulation de ses cheveux, son corps s’arquant en avant sous le choc, ses bras soudain désarticulés et ses jambes cédant sous son poids mort formèrent un tableau sinistre que jamais plus l’esprit du chevalier n’oubliera.
Il n’eut guère le temps de regretter son geste qu’une agitation nouvelle s’empara du champ de bataille. Une dizaine de change-formes transformés chargèrent ses hommes avec une rage sanguinaire. Gonflés de haine et de vengeance, ils pliaient les armures pour en écraser les occupants ou déchiraient la chair toutes griffes sorties. Les hommes tombaient de cheval en hurlant de peur et de douleur, tout comme leurs victimes un peu plus tôt. Un cor d’alerte sonna, un autre change-forme faisait une trouée dans leur flanc. Cet animal usait de sa puissance pour écraser quiconque se mettait en travers de sa route. Sa lenteur en faisait toutefois une cible facile. Okrone talonna sa monture pour venir en aide à ses soldats dont les lames et les flèches rebondissaient sur le cuir épais. Assurant sa prise sur son épée, son œil fut attiré au dernier instant par une ombre. L’un de ses hommes vint le percuter de plein fouet.
L’instant d’après, il recouvrait le sol de son corps alourdi par son cheval inerte. Okrone s’empressa de placer ses mains sur le dos de l’animal pour s’extirper de ce piège et poussa de toute ses forces. Il serra les dents et banda ses muscles pour gagner ne serait-ce qu’un millimètre. Impossible de bouger. Durant un instant, un court instant, le chevalier crut qu’on venait le sauver. Quelqu’un se déplaçait sur sa monture mais ce n’était pas l’un de ses hommes. Plaqué contre le caparaçon, un woualin étira sa gueule fine vers lui. Ses crocs apparurent en un sourire carnassier et il s’élança à l’assaut de cette gorge offerte.
S’éveillant en sursaut, le cheval détourna l’attaque du change-forme en se relevant, offrant ainsi à Okrone un sursis. Ne lui laissant pas le temps de respirer, le woualin fondit sur lui. Le chevalier esquiva de justesse en roulant sur lui-même, mouvement d’autant plus difficile qu’il portait une armure bien plus encombrante qu’auparavant. Une douleur cuisante s’éveilla dans sa jambe, l’empêchant de se redresser complètement. L’animal dut remarquer sa faiblesse, car il le mordit derrière le genou après une autre de ses esquives maladroites. Le chevalier jura sous la douleur avant d’arquer son dos pour frapper le woualin du poing. Son opposant s’effaça sous l’attaque et tourna rapidement autour de lui avant de retenter sa chance. Il semblait rusé et déterminé.
Okrone désirait que son combat s’achève. Ses forces ne pouvaient que s’amenuiser, il devait tuer le woualin ou mourir sous ses crocs. Sans attendre davantage, l’animal lança un nouvel assaut. Une autre pirouette aisément prévue par le change-forme et il se fit attraper la cheville. Chacune des faiblesses de son armure devenait une cible. À ce rythme, tous ses membres finiraient par être immobilisés, comme sa jambe. Le woualin n’attendit pas cette fois de subir un coup de gantelet avant de se retirer. Dans la seconde qui suivit sa fuite, il bondit de nouveau. Okrone, puisant dans la force du désespoir, se redressa sur les genoux et tandis que la gueule ouverte le visait, il la força à se refermer sur son avant-bras. Les crocs de l’animal parvinrent à s’insinuer entre le métal et la chair. Le chevalier ne s’en préoccupa pas ni ne permit à son adversaire de réaliser qu’il venait de lui offrir son ventre et sa gorge. Il perfora le woualin de sa dague à de multiples reprises et s’acharna sous les couinements répétés.
Le calme lui revint lorsque le sang de son ennemi inonda sa peau de sa chaleur. Il contempla alors sa main tremblante puis détourna le regard vers le champ de bataille. Les cadavres s’amoncelaient, tous semblables dans leur dernier instant. Beaucoup de ses soldats gisaient au sol, portant le même masque d’effroi que les change-formes. La bataille était finie, les survivants se rassemblaient et menaient les prisonniers vers leurs cages. Peut-être celles qui les verraient mourir. Cela dépendait maintenant de Moelique et de sa reine.