Les mains fermement posées sur la table, le regard fixé sur la carte couverte de pions, le roi n’écoutait ses généraux que d’une oreille distraite. De tout âge, ses conseillers se perdaient en stratégies futiles. Engendrées par la peur de l’ennemi et l’imminence de leur application, elles se noyaient en assauts éclair, en lourdes charges à la faveur des ténèbres ou en réalisation de fossé et travaux de sape. La mâchoire serrée, Renouille reconnut l’utilité de telles propositions, dans une situation normale. Mais ce qu’il prévoyait d’affronter ne souffrait d’aucun précédent.
Abandonnant son observation, il rejoignit une fenêtre et, les mains croisées dans son dos quelque peu courbé par l’âge, inspira profondément l’air frais de la nuit. Tous les hommes d’armes se turent et attendirent une réaction de leur souverain. Le roi ne dit rien, il contemplait la mer sombre au loin. Son esprit se perdit dans les vagues. Renouille les imaginait s’élevant tranquillement, avant de se briser en grondant. Les bateaux amarrés devaient danser paisiblement au rythme des respirations aquatiques. Le monde paraissait si simple ainsi.
Considérant son apaisement comme suffisant, il abandonna son recueillement et fixa avec attention les cinq généraux qui composaient son conseil de guerre. Le temps de prendre une décision avait sonné, il devait figer une stratégie pour protéger sa ville et sauver son peuple des jamures. Car la bataille se déroulerait au pied des murailles d’Argogue, rien n’était plus sûr.
Alors qu’il réfléchissait à la meilleure façon d’accroître ses défenses, la porte d’entrée s’ouvrit brusquement.
« Monseigneur, intervint le garde en faction, dame Varnille désire vous parler, elle dit que c’est urgent. Et… Elle est blessée.
-Faites-la entrer ! »
Varnille, la main sur son épaule d’où dépassait une flèche, pénétra dans la pièce, pressée et transpirante. Carmin s’engouffra à sa suite.
« Que s’est-il passé, gronda presque le roi ? »
La soldate s’inclina tant bien que mal : « Les jamures, Votre Majesté… » Elle peinait à articuler.
« Ils seront à nos portes d’ici peu, et en nombre, mes éclaireurs m’en ont déjà informé. Que croyez-vous que nous faisons là, en plein milieu de la nuit ? » Le roi s’apaisa, réalisant la situation dans laquelle la chef de son unité spéciale se trouvait. « Allez donc me faire soigner cette blessure, tous les combattants valides seront enrôlés. » Il leva le regard vers son deuxième visiteur importun. « Quant à vous, ne vous éloignez pas trop.
-Un llormien les accompagne, intervint Varnille.
-Comment ?! » Renouille fronça les sourcils et fixa son attention sur la femme.
-Nous avons retrouvé le duc Guaal. » Elle inspira pour taire la douleur. « Il nous a révélé ses plans, et je ne pense pas qu’il mentait. Un llormien l’a trompé et s’est allié aux jamures. Votre Majesté, ils possèdent plus de pouvoir qu’autrefois. Celui-ci serait capable de communiquer grâce au vent. Son souffle se propage jusqu’aux oreilles de ses espions, ici, à Argogue. Voilà comment ils s’y sont pris pour débusquer vos messagers et signaler à Carmin ses cibles. »
Le roi recula de surprise, puis recentra son attention.
« Bien. Varnille, vous pouvez disposer. Si nous échappons à cette délicate situation, je saurai vous récompenser. En attendant, allez faire soigner cette blessure. Si tant est que ce soit possible, ajouta-t-il plus doucement. Messieurs, nous devons tout repenser. Et doubler les hommes responsables des leviers d’ouverture des portes. Personne ne doit pouvoir les ouvrir ! »