Projet arc-en-ciel

Confortablement installé sur le toit plat du petit pont, Carmin pouvait entendre les sabots claquer sur le pavé. Bientôt, ils passeraient juste en dessous de lui sans même imaginer ce qui les attendait. Un instant, il se demanda si ses plaisanteries ne finiraient pas par vraiment les énerver. Puis, haussant les épaules, il se convainquit du contraire.

Résistant à la tentation de jeter un coup d’œil vers le duc et sa garde personnelle, Carmin sortit de son sac des pots en terre cuite, qu’il disposa devant lui en ligne. Six pots pour six couleurs, pour six soldats aux armures trop rutilantes. N’avait-il pas raison ? Ce noir d’ébène et cet or méritaient bien un peu de gaieté.

Les acclamations dans la rue s’élevèrent, signalant à Carmin que le convoi ducal approchait. Il était grand temps d’achever ses préparatifs. Les couvercles retirés, les liquides contenus dans les pots renvoyèrent l’éclat du soleil teinté de bleu, de rouge, de jaune, de vert, de violet ou d’orange. Ces colorants lui avaient coûté une petite fortune pour son maigre salaire. Et voilà comment il comptait s’en servir. Même Carmin réalisa le ridicule de la situation, avant d’imaginer celui du duc dans peu de temps. Les cris du peuple s’intensifièrent jusqu’à faire trembler la pierre sous ses pieds. Vite, s’il continuait de penser à ses dépenses, autant les jeter par les fenêtres. Quoique. Notre farceur extirpa donc des étoffes finement tissées de son sac et les étala devant lui. Prenant la plus à droite, il la plongea dans le pot rouge et la laissa s’imbiber, avant de former une boule et de la nouer légèrement. Une bombe débordante de peinture pour un maximum de dégâts.

Les premiers chevaliers dépassaient le pont lorsqu’il acheva ses préparatifs. Dès lors, il s’autorisa à observer ses cibles par-dessus le parapet. Le duc apparut tout guilleret, fier des acclamations de la foule. En deux files de trois chevaliers, sa garde l’escortait de part et d’autre. Ils surveillaient les hauteurs et les badauds, espérant y déceler le seul et unique Carmin. Comment faisaient-ils pour le manquer à chaque fois ? C’était à croire qu’ils le faisaient exprès.

Oups, les derniers soldats franchissaient le pont. Le temps d’agir était plus que venu. À toute vitesse, Carmin attrapa deux projectiles, s’attarda à viser et jeta ses deux bombes de couleurs. Avant même d’attendre le résultat, il réitéra l’opération, une fois, puis deux. Il était hors de question de perdre du temps et de permettre à ses cibles de réagir.

Ses réserves épuisées, il se leva et se pencha, admiratif de son travail. À la vue des glorieux chevaliers trempés de couleur et du duc, rouge de rage, entouré d’un fameux arc-en-ciel, Carmin ne put s’empêcher de rire en tapant des mains.

Puis il comprit que l’heure de quitter les lieux ne pouvait tarder davantage. Il se tourna sur sa gauche et courut à l’assaut de la façade tandis que les ordres et les promesses de mort fusaient. À un pas seulement du mur, Carmin s’élança. Usant de son pied comme d’un appui, il projeta sa main droite vers le haut, la seconde en parade, et agrippa la corniche. Puis il se hissa en toute légèreté sur le toit. Un dernier salut adressé à l’assemblée et il s’évapora.

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