La chaise du duc

Debout sur la lucarne du prestigieux hôtel Les Douze Ententes, une main sur la flèche haute de plus de 5 pieds, Carmin se demandait quand les soldats allaient apprendre. Ne devraient-ils pas être habitués à le voir venir depuis les toits ? Les cordons qu’ils tendaient tout autour de la grand-place ne l’empêcheraient pas d’atteindre l’estrade, pas plus que les hommes d’armes bloquant les venelles alentour. Personne ne surveillait les hauteurs. Ajouté à cela la nuit sans lune, notre farceur en mal de désagréable surprise visant le duc pouvait librement se préparer à agir.

Par groupe de trois, les soldats tournaient, torche en main, autour de la grande structure de bois apprêtée pour la célébration du lendemain. Carmin sourit en imaginant les yeux écarquillés du duc lorsque sa chaise céderait sous son poids. Reprenant son sérieux, car une bonne plaisanterie doit toujours être préparée avec beaucoup de minutie, il se concentra sur l’organisation des rondes. Le rythme régulier du pas militaire lui permettait de minuter mentalement les tours et détours de la garde. Afin de pouvoir admirer la scène dans son ensemble, il posa son pied droit contre celui de la flèche, sa main solidement agrippée, et se pencha sur le côté, à moitié dans le vide.

Fin prêt, il se redressa. Son perchoir placé en quinconce avec les lucarnes du deuxième étage, une de chaque côté l’attendait en contre-bas. À gauche ou à droite, n’importe quel côté aurait fait l’affaire, mais Carmin avait ses petites habitudes, aussi se tourna-t-il vers le deuxième choix. Il s’accroupit, inspira profondément, essayant d’oublier le résultat en cas d’échec, et s’élança sur le flanc. Les tuiles plates vernissées lui offrirent une glissade mémorable. Juste avant la fin, il posa ses deux mains sur le petit toit coloré, leva ses jambes et poussa. Son corps décrivit une courbe avant que Carmin ne tende ses pieds à l’assaut du prochain faîtage. Fléchissant les jambes, il amortit la chute, les yeux fixés sur sa cible.

La première étape de la descente accomplie, il prit le temps de souffler et se concentra pour la deuxième et dernière étape. La plus ardue et la plus risquée. L’idée ne changeait pas, Carmin devait juste se laisser glisser, pousser un grand coup et arriver sur la balustrade. D’autant que son épaisseur devait bien faire trois fois celle des fenêtres. Elle était juste plus loin.

Refusant de se laisser freiner par ce petit détail, il analysa la situation une dernière fois et entama la glissade. Tout se passa au mieux, il attendit le dernier moment avant de se repousser. Et là, une fois en l’air, alors que ses pieds tendus visaient la pierre blanche, il réalisa qu’il ne l’atteindrait pas. La panique l’assaillit, le sol se rapprochait trop vite. Carmin vit ses pieds se prendre dans les petits piliers, ses tibias taper contre la balustrade et son corps partir en avant pour s’écraser en bas. Puis le choc arriva. Par réflexe, ses jambes amortirent la chute et il ouvrit les yeux. Quand les avait-il fermés ? Quelle folie. Et pourtant, il se tenait là, debout et en vie.

Se rappelant dans quelle situation il se trouvait, il descendit du muret et se cacha. Personne ne semblait l’avoir vu. Aussi attendit-il la prochaine ronde pour traverser la grand-place en silence et se glisser sous l’estrade. Là, il décrocha les deux ficelles qui maintenaient une petite scie contre son dos et entama son méfait, pressé d’en finir et le cœur toujours battant.

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