Le coup du tonneau

« Vous devriez vous reculer, Monseigneur. »

Plus encore que la voix suave de son conseiller, cette simple phrase l’exaspéra. Abandonnant le bois contre lequel il s’appuyait, le duc Guaal franchit les trois pas qui le séparaient de l’homme et lui prit le seau des mains.

« Pour qui me prenez-vous, lui asséna-t-il en en projetant le contenu droit sur le visage de l’homme enchaîné ? »

Ses bottes hautes en daim souple furent assaillies par les éclaboussures d’eau. Et quelques gouttes parvinrent à atteindre son surcot damassé noir et argent, sans pour autant provoquer la moindre émotion. Son attention toute tournée vers son prisonnier, il le regardait s’affoler face à sa situation. Le duc s’accroupit en souriant, les bras posés sur ses genoux, et admira les tremblements de l’homme qui l’avait tant ridiculisé.

« Je devrais te tuer pour ton insolence, tu le sais, n’est-ce pas ? » Incapable de dire depuis combien de temps il attendait ce moment, le duc se trouva étrangement calme. « Au fond, je te respecte, avoua-t-il.

-Monseigneur !

-J’en suis le premier surpris, précisa-t-il sans prêter attention à son conseiller. Chaque fois que je me faisais prendre à tes pièges, je me voyais t’étrangler de mes mains, te trancher la gorge ou je t’imaginais pendre au bout d’une corde. Et pourtant, nous voici face à face et pour une fois, je mène la danse. »

Face au silence de son prisonnier, le poing du duc, fermement serré, fusa vers le visage trempé. De pathétiques sanglots accompagnèrent le sang désormais gouttant de la lèvre fendue.

« Pendant toutes ces années, tu as joué, et habilement je dois le reconnaître, mais tu as perdu !Bienvenue dans la réalité, mon cher…mon cher ? »

Des murmures sifflèrent hors de la bouche du farceur plus si joyeux.

« Pardon, demanda le duc en lui serrant la mâchoire, de sorte que ses lèvres forment un o ? Allons, parle, je n’entends pas.

-Carmin…

-Carmin ? Ce n’est pas un nom, ça.

-C’est le mien.

-Eh bien, je t’imaginais plus bavard. Alors mon cher Carmin, comme je te le disais, je dois te tuer un nombre incalculable de fois. Et je crois que le temps de payer ta dette est venu. Messieurs, dit-il en tournant la tête vers ses hommes, veuillez nous laisser. » Le duc se releva, abandonnant un instant Carmin là où il se trouvait. D’un simple regard, froid et plein de sous-entendus, il se fit obéir. La pièce se vida derrière Yarflel, après un hochement de tête entendu.

« Bien, Carmin donc, nous voilà seuls. Dis-moi, que penses-tu de moi ?

-Vous allez me tuer.

-Oui, dit-il en riant brièvement. Mais avant cela, j’aimerais savoir pourquoi tu t’en prenais à moi. Alors, dis-moi Carmin, pourquoi tout ça ? Pourquoi m’avoir ridiculisé, pourquoi te retrouves-tu ici, enchaîné à la cabine de mon vaisseau ?»

Le duc plongea son regard dans celui désespéré de son prisonnier. Aucune réponse ne vint. Il attrapa alors une chaise et vint s’installer tout près de lui.

« Parfait, tu ne sais pas. Pour rien, gronda-t-il en lançant sa chaise à travers la pièce ! » Il attrapa les cheveux de Carmin et les tira violemment en arrière, le forçant à relever la tête. « Pour rien ! » Ses doigts lâchèrent leur prise et il lui tourna le dos. Inspirant profondément, il reprit : « Cela n’avait donc rien de personnel, pensa-t-il à haute voix. Je suis magnanime, le savais-tu ? Ta vie m’appartient désormais et je suis disposé à la préserver. Si toutefois tu es prêt à la garder. » Revenant s’accroupir devant lui, le duc prit quelques instants pour laisser Carmin réfléchir. « Si tu refuses, je te préviens tout de suite, j’ai un tonneau à ta disposition et assez de force pour le jeter par-dessus bord, toi inclus. Maintenant que les choses sont claires. Je veux utiliser tes compétences non pas pour ridiculiser, mais pour anéantir le roi Renouille, ou Grenouille si tu préfères. Qu’en penses-tu ? La mort par inanition, ou noyade si tu as de la chance, ou une vie à exécuter mes ordres ? Bien sûr, un appartement est déjà à ta disposition dans la capitale, avec des fonds renouvelables après chaque mission. De l’or, Carmin, de l’or comme tu n’en as jamais eu. »