Les présentations faites, il opina respectueusement du chef lorsque le souverain d’Argogue et d’Amore leva son verre à son intention : « Puisse notre ville vous accueillir comme il se doit, seigneur Rainette. Soyez le bienvenu.
-Votre grandeur est bien aimable. » Carmin s’inclina pratiquement à l’horizontale, la main gauche sur le cœur, le bras droit largement ouvert. Afin de montrer son semblant de sincérité, il continua de fixer le roi. « Votre cité et votre peuple ne souffrent d’aucun égal. Cet environnement m’a tout d’abord troublé, je me dois de l’avouer. Cependant, la noirceur apparente laisse vite place à une douceur enivrante. Savamment parcourue de couleurs, Argogue pousse à la découverte les promeneurs. J’en suis, cela m’instruit. »
L’hôte vida son verre sans empressement, avec une grâce et une légèreté certaine. Puis il fixa Carmin, un sourire subtil au coin des lèvres.
« Je crois savoir que les toits offrent une vue imprenable sur la ville. Vous sachant poète, cela pourrait nourrir votre art, n’est-ce pas ?»
Les yeux de Carmin ne fixaient plus ceux de son interlocuteur, ils se perdaient dans le vide. Il voulut se retourner et fuir à toutes jambes hors de cette immense salle qui rétrécissait autour de lui. Les murs devenaient des barreaux, les invités, des bourreaux.
« Seigneur Rainette ? »
Il sursauta.
« Oui, Votre Majesté. Pardonnez-moi, votre proposition a provoqué un certain émoi. Je réfléchissais, tant de nouveautés un tel environnement m’apporterait. Je m’y rendrai sous peu, afin de me rendre compte de mes propres yeux.
-Voilà qui me plaît. Laissez-moi vous présenter Varnille, elle dirige une unité entraînée à l’origine à poursuivre un gêneur qui sévissait à Kopangne. Malheureusement, il est mort sous les coups du duc Guaal avant qu’elle puisse intervenir. »
Sa bouche se crispa de sa propre initiative. Une incompréhension totale régnait dans l’esprit de notre farceur. D’abord, le roi lui signalait qu’il l’avait démasqué et voilà qu’il montrait le contraire. À quel jeu jouaient-ils ? L’absence de règles claires et définies attisait étrangement sa colère. Il ne maîtrisait pas l’instant présent, loin de là.
« Varnille, déclara le souverain, veuillez approcher.
-Oui, Mon Seigneur. » Une femme aux cheveux longs, à la teinte douce et élégante, pareille à du sable blanc, s’avança. Un surcot gris-bleu surpiqué d’entrelacements argentés dissimulait un corps fin et souple. Sa force et son agilité ne souffraient d’aucun doute.
« Maître Rainette ici présent aimerait que vous lui parliez des toits de notre ville. J’ai dans l’idée que cela l’inspirerait pour ses œuvres à venir. Et je compte bien en découvrir une sous peu.
-Bien entendu, veuillez me suivre, déclara-t-elle simplement.
-J’accueille votre aide avec reconnaissance, reprit Carmin de moins en moins à l’aise, votre bonté apportera à mes écrits une certaine radiance. Votre grandeur, je loue votre splendeur. Je vous souhaite une agréable soirée. »
Le souverain le salua dignement et contempla le reste de la salle, comme s’il n’existait plus.
Carmin et la dénommée Varnille firent quelques pas et se fondirent dans la foule avant de se tourner l’un vers l’autre. Par où commencer ? Comment en apprendre plus sur elle et sa troupe sans se dévoiler ? D’ailleurs, savait-elle qui il était réellement, ou le roi bluffait-il en espérant qu’il se vende de lui-même ? En tout cas, le coup de pression fonctionnait très bien.
« Ainsi, entama-t-elle…
-Comment ça, je ne suis pas en mesure de m’occuper des jamures, hurla le roi depuis sa table de banquet !? » Il semblait étrangement rouge et titubant. « Balivernes ! Je, je suis touuuujours le rouua ! Moi, je vous l’dis. » Il tapa maladroitement du poing sur un plat, projetant la sauce du gigot sur les dalles.
-Bien, je crois que je peux considérer cela comme une attaque, avertit Varnille. » Un objet pointu se pressa contre le dos de Carmin. « Vous allez gentiment me suivre, maître grimpeur. En douceur. »
Ses épaules se voûtèrent de déception. Il avait perdu la partie.