Appuyée sur l’accoudoir gauche, ses doigts repliés pour porter sa joue, Mazy observait l’homme qui lui faisait face. La forte odeur d’alcool, le brouhaha tapageur, les cris, les blagues douteuses ou les secrets moult fois répétés et pour la première fois révélés. L’atmosphère du Cri du Cœur s’était emplie du même écho que les autres assommoirs qu’elle avait visités. Bizarre pour la guerrière solitaire qu’elle était d’apprécier, de temps à autre, la ferveur des soiffards. Elle huma l’air et observa les lieux, puis repassa sur les lèvres mobiles du rival de la soirée.
« Facile, déclara-t-elle. ‘’ Je vais te tuer. ‘’ »
La tête de l’homme s’affaissa, et il souffla de désespoir.
« Si tu savais quelle foule de guerriers m’a dit ça. Et je suis toujours là.
– Ça va, arrête de frimer ! À toi de jouer, puisque tu es si fière.
– Hop hop hop, tu perds, tu bois. C’est ta règle après tout. »
Il obéit et vida sa chope avec le souci du détail. Même la mousse y passa. Puis il frappa la table.
« Alors, articuler la vérité. Ou ce que chaque joueur espère, si je rappelle ta phrase passée. »
Frapper vite et fort. Sûre d’elle, Mazy trouva d’emblée sa réalité. Aussitôt, elle sourit puis amorça les gestes de ses lèvres. Amples. Lourds. Paresseux. Il devait voir chaque mot, chaque syllabe, pour, par la suite, refuser le tout, assommé par la justesse de sa lucidité.
« Je, débuta-t-il, veux. VAIS !! Je vais, lalala… Ou v…va, vers… J’ai ouvert ? Je vaux ? Je vais lalala Ourkess ! Je vais quelque chose Ourkess. Presque. »
Amusée, Mazy poursuivit ce petit jeu, et articulait toujours plus ses mots lorsque la porte du Cri du Cœur s’ouvrit.
Malgré la faible clarté des lieux, la totalité des buveurs et autres festoyeurs put admirer le hardi. Car l’audace devait l’auréoler pour le laisser paraître si tard sur le palier de pareil comptoir. Débats au plus fort. Heure des aveux, véridiques ou pas. Atmosphère échauffée. Qui oserait perturber semblable cocktail ? Mazy devait admettre cette preuve de courage. Ou de folie, la suite le dirait.
Il fit quelques pas à la lumière des torches, et exposa à tous la qualité de ses habits. Malgré tout, il semblait vêtu pour le voyage. Sa cape huilée le protégeait des pluies hasardeuses, de même que ses bottes sombres. La veste du trouble-fête, brodée avec richesse, se révélait aussi fraîche qu’usée. Tout chez cet homme paraissait favorisé par le mystère. L’obscurité de ses cheveux, d’où brillait la clarté du jour, la lame ouvragée qui battait sa cuisse, les muscles bombés de ses bras dévoilés. Il capta le regard de Mazy et poursuivit sa route, vers elle.
Le souffle coupé, la guerrière admira le plus bel homme que la vie lui ait offert de croiser. Le Cri du Cœur avait disparu de la réalité. Les soiffards, oubliés. Et lorsque le courageux fut si près qu’elle perçût l’odeur de sa peau, il s’arrêta, s’appuya sur sa table et déclara de sa voix forte :
« Je vais épouser Ourkess ?
– Koa, riposta l’adversaire de Mazy ? T’es malade ou quoi ? Vas-y si ça te… Eh, mais ?!
– Je vais épouser Ourkess.
– Mais ouais, se réveilla le poivrot, c’est ça ! Je vais épouser Ourkess. Quoi ?!»
Il se releva et fit tomber sa chaise.
« Mais c’est toi ! T’es malade… »
Alors que la clef du mystère proposé par la guerrière se révélait, la curieuse aura de magie qui jaillissait de l’audacieux s’estompa. Jusqu’à disparaître.
– C’est juste, le coupa-t-elle. »
Puis elle fixa le bel homme :
« Bravo, reprit-elle avec la froideur affûtée par sa vie. Désormais, tu peux aller voir au comptoir si j’y suis. »
Aveugle au climat glacial, l’autre repartit de plus belle :
– Hep, reprit-il, mais t’as perdu, ‘’je vais épouser Ourkess’’, tu bois !
– Peut-être, mais c’est lui qui a trouvé, toi aussi tu as perdu. Et toi, poursuivit-elle vers le pot de colle aux cheveux sombres, lorsque je te disais d’aller voir ailleurs, ça voulait dire : ‘’ tire-toi de là ! ‘’ »