La Phobie du magicien

Répondant à un appel à textes proposé par la revue Etherval sur le thème des reptiles, je leur ai soumis ce texte. Raconter l’histoire d’un serpent coincé dans le moteur d’un vaisseau spatial ou l’aventure d’un chevalier dragon, voilà comment fut présenté le thème. Autant de possibilités à portée de plume, je ne pouvais m’y refuser. Ainsi est née l’idée de la quête d’Estessnor. Mais lisez, je vous en prie, et n’hésitez pas à me dire ce que vous en avez pensé.

Avant cela, je tenais à vous dire que la revue n’avait pas sélectionné mon texte. Difficile, sans aucun doute, mais ce refus ne vint pas seul. Un compte rendu très détaillé me précisant mes qualités et mes défauts m’a permis de réaliser où mes progrès pouvaient être faits. Ainsi, je compte bien retravailler ce texte un jour pour vous en présenter une nouvelle version.

La Phobie du magicien

Chapitre I :

Enfin le soleil timide assumait son règne, inondant de sa douce chaleur le monde. Ou du moins, le mur de la gariotte du vieil homme. Comme tous les jours ces derniers temps, l’humain barbu se trouvait dans son jardin, et mélangeait d’étranges liquides dans des fioles plus ou moins grosses. Beaucoup de fumée colorée s’évacuait vers le ciel enfin bleu.

Il était temps pour lui d’abandonner sa cachette, sa sieste n’avait que trop duré, son corps avait grand besoin de se réchauffer. Aussi Estessnor sortit prudemment sa tête pointue. Coup d’œil à droite, coup d’œil à gauche, rien. Il libéra sa langue fourchue, inhalant l’air ambiant à la recherche d’une quelconque odeur déplaisante. Le chat du barbu était loin. Il n’était plus temps de douter. Il fixa son objectif de ses yeux perçants et courut en petits zigzags vers le mur. Avec une vitesse plus qu’impressionnante, il progressait dans cette immense forêt, ses petites pattes frappant le sol à un rythme effréné. Il contourna une touffe d’herbe, grimpa à la base d’un tronc pour prendre le temps d’observer les environs en quelques coups de tête saccadés puis repartit de plus belle. Sa longue queue qu’il avait su jusque-là conserver suivait ses mouvements tel un petit serpent curieux.

Voilà, il n’était plus si loin. Estessnor pouvait déjà sentir la caresse du soleil sur ses écailles.

Cependant, à même le sol, il n’était rien de moins qu’une proie facile et il le savait parfaitement. Les exemples n’avaient été que trop nombreux autour de lui. Deux de ses frères avaient déjà été emportés par un rapace et une sœur par un hérisson. Son dernier frère était parti, plus jamais il ne l’avait revu. Il s’arrêta net, alerté par un bruit, stoppé par son instinct. Quelque chose n’allait pas. Sans plus de réflexion, il se hâta vers le refuge le plus proche. Cet amas de feuilles ferait parfaitement l’affaire. Il s’y plongea et cessa tout déplacement, ses poumons s’ouvrant et se refermant à un rythme endiablé.

Là, un oiseau de malheur s’en allait. Estessnor regarda autour de lui, autant que les feuilles le lui permettaient. Un petit coup de langue fourchue. Plus aucun danger à l’horizon. Sauf bien sûr, toujours ce chat, mais il devait faire sa sieste. Cependant, le lézard avait peur de se lancer dans cette dernière ligne droite. Personne ne lui avait appris à être courageux et la vie lui avait montré qu’il n’avait aucune raison de l’être. Surtout lorsque cette fameuse ligne droite se trouvait vide de tout abri. Et rêver à ce qu’il y avait au bout ne suffisait pas pleinement à le motiver. D’un autre côté, le soleil réchauffait le mur que le lézard désirait rejoindre comme nulle part ailleurs. Et toutes les cachettes qu’il y trouverait, comment ne pas penser à toutes ces cachettes ?

Estessnor devait faire un choix. Il ne pouvait pas simplement rester là, à contempler ce trésor de bien-être. Faire demi-tour ? Le chemin était long, presque aussi dangereux et nettement moins chaud. Un petit coup de langue pour se rassurer. Plus il attendait, et plus les chances que le chat se réveille et lui tombe dessus sur la route s’accroissaient. Peut-être, mais s’il était déjà réveillé ? Le lézard ne faisait guère confiance à la chance, elle était rarement de leur côté. Le froid commençait à engourdir ses membres, il devait agir. Maintenant !

La voie est libre, la voie est libre, la voie est libre, se répétait-il tandis qu’il s’élançait vers le mur de la gariotte du vieil homme. Ces griffes se plantaient dans la terre, élançant le petit lézard toujours plus vite vers sa destination. De petites boules de terre, presque imperceptibles pour un œil humain, volaient en tout sens dans son sillage. Voilà, la forêt était derrière lui, plus rien ne pouvait le cacher avant d’arriver à destination. Et bien sûr, ce fut cet instant précis que le chat choisit pour sortir de la petite habitation. Estessnor freina aussi sèchement que possible, le cœur battant. Il contempla le monstre à poils roux, blancs et noirs. Ce dernier bâillait nonchalamment, tous crocs offerts au vent. Contemplant le ciel et ses environs, son regard fini par tomber sur Estessnor, alors transi de peur.

La suite des événements prit son temps pour se déclencher. Lorsque la chose fut faite, plus rien ne compta si ce n’était la rapidité et la survie. Ainsi, les yeux du chat papillonnèrent un instant, pas vraiment sûrs de ce qu’ils voyaient. Sans compter le temps de la réflexion. Devait-il poursuivre le lézard ou non ? Estessnor, lui, était toujours paralysé par la peur, espérant, même dans les profondeurs de son pessimisme que le monstre ne le voyait pas. Il comprit son tort en une fraction de seconde, celle-là même qui déclencha cette fameuse suite des événements.

Le regard du chat changea du tout au tout, passant d’un léger ensommeillement à une réelle volonté de tuer. Le corps d’Estessnor réagit alors de lui-même. Tandis que le chat chargeait dans sa direction, lui ne fit que courir pour sa vie, courir vers ce mur qui quelques secondes plus tôt représentait un paradis et qui désormais n’apparaissait plus que comme son salut. Bientôt, le soleil vint frapper contre ses écailles, les inondant de sa chaleur bienveillante. Il ne put toutefois en profiter aussi pleinement qu’il l’avait prévu, le monstre avait décidé de s’élancer vers lui en un bond hallucinant. Le lézard freina aussi sèchement que possible et changea de direction pour courir vers le chat, le laissant ainsi lui passer royalement par-dessus.

Rien n’était encore gagné, le chat se remettrait rapidement de cette ruse chèrement apprise par sa sœur. Et, sans attendre de voir si elle avait fonctionné, il reprit sa direction originale : le mur de pierre. Un coup d’œil rapide lui fit comprendre que le monstre poilu s’était déjà redressé. Il avait dû pendant quelques rares secondes se demander où sa proie était partie avant de se retourner et le voir de nouveau. Vite, Estessnor devait faire vite. Sa ruse ne fonctionnerait pas une autre fois, rien n’était aussi sûr maintenant qu’il était si prêt du mur.

Le chat fondait sur lui, une lueur affreuse dans les yeux. Le lézard plantait férocement ses pattes griffues dans la terre, se propulsant à chaque pas, s’envolant presque. Toutes ses forces étaient dans la bataille, espérant qu’elles suffiraient. Oui, voilà, le mur n’était plus qu’à un battement de paupières. Et pourtant ce ne fut pas vraiment l’espoir qui l’envahit lorsqu’une ombre vint assombrir son chemin. Le chat venait de retenter une attaque par les airs, et sans trop réfléchir, il fit de même. Il sauta aussi vite, aussi fort, aussi loin qu’il le put vers une large fissure entre deux pierres. Et tandis qu’il s’envolait, il tourna la tête, admirant le chat, toutes griffes dehors, bondissant droit sur lui. Il ferma les yeux en une grimace d’effroi toute lézardesque, refusant de voir la mort le prendre de manière si horrible.


Le choc qui s’en suivit fut violent. Et pourtant, nulle douleur, nulle sensation atroce de griffe le transperçant. Seulement ses écailles raclant sur la poussière de roches. Des vibrations. Il ouvrit les yeux, refusant de croire qu’il avait réussi à échapper à la plus terrible des créatures. Le chat grattait autant qu’il le pouvait à l’intérieur du trou dans lequel le lézard s’était réfugié. Et célébrant sa victoire, Estessnor tourna sur lui-même, narguant au passage son ennemi. Du moins, jusqu’à ce que ce dernier parvienne presque à l’attraper. Dès lors, Estessnor se tint calme, écrasé contre le fond de sa petite grotte jusqu’à ce que la bête abandonne et passe à autre chose, et plus longtemps encore.

Chapitre II :

Nul bonheur ne pouvait remplacer celui qu’Estessnor vivait. Son corps était bien chaud, le soleil devait continuer d’illuminer le ciel, et donc son mur, pour quelques instants encore, les repas n’avaient pas été rares et nul oiseau ou chat n’avait tenté de faire de lui son goûter. Vraiment, il pouvait se le dire, dans des conditions comme celles-ci, la vie était belle.

La curiosité pourtant le poussait à ne pas rester sur ce petit coin de paradis. Le vieil homme n’avait pratiquement pas bougé depuis la matinée. Il n’avait cessé ses expérimentations, réduisant en poussière des plantes séchées, mélangeant le contenu de diverses fioles et faisant brûler Estessnor ne savait quel produit. Il fit trembler sa langue au contact de l’air avant de la rentrer, l’odeur n’était pas la plus agréable. Un bruit sourd, puis un nuage s’échappa de l’une des fioles. Que pouvait bien faire cet humain encore ? L’homme barbu était toujours en train d’agir étrangement, cette fois-ci ne faisait pas exception.

Le danger était présent. Le risque que le lézard voulait courir était grand, très grand. Et pourquoi ? Assouvir sa curiosité ? Estessnor était absorbé par les gestes lents et précis du vieil homme en robe bleue. Que faisait-il réellement ? Il devait aller voir !

Seule sa patte avant droite bougea. En y repensant, le chat pouvait aussi bien l’attraper une fois à terre et mettre un terme définitif aussi bien à sa curiosité qu’à sa vie. Peut-être, mais jusque-là, il lui avait toujours échappé. Il fit un pas en avant. Ses yeux passaient de la table où le magicien faisait ses expériences à la pierre du mur sur laquelle il continuait de profiter de la chaleur. Il pouvait y arriver, Estessnor avait déjà fait bien pire. Pourtant son corps restait paralysé, incapable de faire ce que son cœur lui dictait. Son cerveau l’empêchait d’avancer, lui rappelant tous les risques qu’il encourait, et ce n’était pas son courage légendaire qui allait l’aider. Une nouvelle fois il regarda la table, il pouvait le faire. Son corps fut parcouru d’un tremblement, signe qu’il allait partir. Mais avant de faire un pas, il se paralysa de nouveau.

La témérité n’était pas au goût du lézard. Qui pouvait lui en vouloir ? Son absence totale avait su le garder en vie jusque-là, et même s’il mourrait d’envie de savoir ce qu’il se passait sur cette table, il ne comptait pas risquer sa vie pour l’assouvir. Et si…Il tourna la tête vers sa cachette pour s’assurer de ne plus être tenté. De toute façon, le soleil commençait à s’éteindre il était temps de rentrer.

Déçu de ne pas avoir eu le courage, Estessnor descendit au pied du mur et rentra dans le trou où il avait plongé pour se protéger du chat pour un premier arrêt. Guettant le moindre danger, il sortit la tête et regarda autour de lui. Un coup de langue fourchue entre ses dents ne lui signala aucun danger à proximité. Rassuré, il sortit à toute vitesse, s’arrêta, regarda les environs pour se rassurer davantage avant de foncer droit vers sa petite tanière.

Là, au beau milieu du chemin, il aperçut son plus terrible ennemi, le fléau des lézards, caché dans les hautes herbes, l’attendant patiemment. Car, Estessnor en était sûr, si le chat du vieil homme s’était caché là, c’était uniquement pour avoir une chance de l’attraper. Le monstre leva son arrière-train et le dandina un instant avant de plonger vers le lézard.

Sans réfléchir, Estessnor courut n’importe où, ni vers son refuge nocturne, ni vers le mur, juste quelque part, espérant qu’un abri s’y trouverait. Le petit nuage de poussière qui volait derrière lui ne suffisait pas à gêner son poursuivant. Droit devant, il aperçut une tige en bois qui le mènerait vers les hauteurs. C’était sa seule issue. En espérant que le chat n’arriverait pas à l’y rejoindre.

La question n’eut guère le temps d’être mûrement réfléchie puisque le monstre poilu réitéra son attaque favorite. Il bondit avec une rapidité et une férocité meurtrière. Agissant de même, remplaçant la férocité par le désespoir, le lézard bondit sur la tige et grimpa aussi vite que possible. Ses griffes rencontrèrent le bois, lui offrant une prise de choix, puis il se faufila vers le haut. Le chat rata sa cible et s’écrasa là où Estessnor se trouvait une demi-seconde plus tôt.

Une voix puissante et profonde retentit. Par réflexe, le lézard se figea, attendant de voir ce qui allait suivre. Le chat restait allongé au sol. Une ombre vint couvrir les environs qui tremblèrent, envoyant des vibrations jusque dans les pattes d’Estessnor. L’origine de tout cela se révéla être un humain inquiet pour son chat, qui se pencha sur ce dernier. Il le caressa un instant avant de l’aider à se relever et surtout, à s’éloigner. Rien ne pouvait rendre le lézard plus heureux. Et maintenant qu’il se trouvait là où il se trouvait, autant continuer.

Il acheva son ascension pour se rendre compte que sa fuite l’avait finalement mené là où il désirait être. D’ici, les fioles du vieil homme étaient plus grandes encore et plus colorées que jamais. Ayant fini de s’inquiéter pour son chat, l’humain revint à sa table et Estessnor courut se cacher derrière une boite remplie d’herbes séchées. Cette position n’était pas la meilleure pour assouvir sa curiosité. De là, il ne voyait pas bien l’homme ni ce qu’il faisait vraiment. Aussi décida-t-il de se rapprocher doucement, par étape. Il courut vers un autre abri, se posa, attendit puis repartit. Et ce, jusqu’à atteindre un ballon. Sans précipitation, il sortit la tête de sa cachette et aperçut l’humain en robe continuer ses mélanges. Tout cela était fantastique, il était si près et pourtant si loin de comprendre ce que l’homme faisait. À quoi pouvait servir tout cela ?

La réponse, il l’obtenut, mais pas de la meilleure des façons. Le lézard ignorait totalement que l’homme qui faisait ses mélanges, un magicien, avait une phobie de toutes les petites créatures à écailles. Leur tête pointue leur donnait un aspect parfaitement diabolique, et leur queue d’une longueur et d’une finesse irréelles ne pouvait être qu’un instrument de mort. Aussi, lorsque le-dit magicien aperçut cette fameuse tête en triangle, décuplée cent fois par son ballon de verre, il sursauta en hurlant, faisant malencontreusement tomber les deux fioles qu’il tenait dans les mains. Le tout explosa et souffla tout sur son passage, Estessnor compris.

Chapitre III :

Le soleil venant frapper sur ses écailles vint le réveiller. Le soleil n’était-il pas en train de se coucher ? Comment pouvait-il donc le réchauffer autant ? Les yeux toujours clos, Estessnor tentait de savoir où il était et comment il y était arrivé. Tout était embrouillé. Il se rappelait du chat, de sa fuite, du mur, de sa curiosité, de son autre fuite et enfin de la table.

Il ouvrit les yeux sur un grand ciel bleu, pas du tout du genre à s’assombrir. Tout paraissait bien étrange autour de lui, le soleil couchant qui chauffait autant qu’au levant, et les arbres, n’avaient-ils pas rétréci ? La survie ! Son instinct lui sauta au visage comme le chat l’avait déjà fait de trop nombreuses fois pour l’attraper. Il ne devait absolument pas rester ainsi, par terre, au beau milieu de rien, à la merci de n’importe quel prédateur.

Cependant, au moment de se redresser, son corps ne réagit pas comme il l’aurait dû. Tout d’abord, et à sa plus grande surprise, Estessnor se trouvait sur le dos, et tout engourdi. Il ne réalisa pas tout à fait qu’il se redressait pour s’asseoir. Ce geste n’était pas habituel pour un lézard. Ce fut lorsqu’il s’aida de ses bras pour ne pas tomber en arrière qu’il comprit que quelque chose n’allait pas. Effrayé, il se tourna d’un bond sur le ventre et s’étala de tout son long. Ses jambes, car désormais il en avait, ne le tenaient plus comme ses pattes auparavant. Il réitéra sa tentative et, une fois assuré, il se mit à courir à quatre pattes, comme pour fuir ses nouveaux membres qui eux ne semblaient pas du tout d’accord.

Horreur, même ses pattes avant avaient changé, transformées en bras immondes. Transformées ? L’humain ! Ses potions avaient dû le changer. Que faire, que faire ? Estessnor ne pouvait pas rester comme ça, il devait agir et vite. Le magicien ? Où était-il donc ? Sa maison ! Il devait trouver sa maison.

Sans plus réfléchir, il chercha tout autour de lui pour comprendre où il se trouvait. Ah, voilà, cet arbre, il le reconnaissait, il n’avait plus qu’à se retourner sur sa gauche et aller tout droit. Ce qu’il fit à quatre pattes.

Là, sa surprise fut plus grande encore, car il comprit ce qu’il lui était arrivé. La table aussi, bien qu’en morceaux éparpillés, lui sembla plus petite. Et ce fut lorsqu’il vit la gariotte qu’il réalisa que tout n’avait pas rétréci autour de lui, c’était lui qui était devenu plus grand, bien plus grand. L’explosion l’avait transformé en une espèce de monstre humain. Il toucha son visage, bien, il était là, toujours en pointe, sa langue fourchue à sa place. Et sa queue ? Ouf, sa précieuse queue était toujours là.

Tout ça n’avait aucun sens. Estessnor voulait que ça n’en ait aucun, il n’était qu’un petit lézard des murailles et même si elle était dangereuse, il aimait sa vie, sa vraie vie. Il ne voulait absolument pas rester comme ça. Les choix pour lui n’étaient pas nombreux, il devait retrouver l’homme barbu pour redevenir comme avant. Avec un peu de chance, il devait être dans sa maison.

Le plus au ras du sol possible, il passa la tête dans l’ouverture. Rien, personne. Il se pencha un peu plus et là, le chat ! Son corps agissant tout seul, Estessnor fit demi-tour en se redressant et se mit à courir, sur ses deux jambes. Rapidement déséquilibré, il s’étendit de tout son long. Et, tremblant de peur, il tourna la tête vers celui qui était sûrement en train de lui sauter dessus pour mettre fin à sa vie. Ce qu’il vit alors sembla irréel. Le chat s’enfuyait à toute allure, terrorisé. Estessnor avait déjà oublié combien il était grand et donc désormais effrayant pour son ennemi de toujours. Tout sourire, il se redressa, victorieux, avant de perdre l’équilibre. Il se rattrapa de justesse en s’appuyant sur sa queue.

Il était désormais temps de retrouver cet humain. Certes, sa nouvelle forme avait des avantages, comme ne plus être une proie de choix, mais il ne comptait pas rester indéfiniment ainsi. Comment allait-il grimper sur les murs pour profiter du soleil ? Qu’allait-il bien pouvoir manger maintenant qu’il était si grand ? Sans parler de marcher. De toute façon, la question ne se posait pas. Transformé, il n’était plus le même. Tant bien que mal, il mit un pied devant l’autre, passa son poids dessus, avança le suivant et ainsi de suite. Il ressemblait à cet humain de bois que le barbu avait fabriqué une fois.

Après quatre chutes en si peu de distance, Estessnor atteignit finalement la porte grande ouverte et jeta de nouveau un coup d’œil, la main appuyée sur le mur en pierre. Toujours rien ni personne, et cette fois, pas de chat. Il entra timidement, assez peu rassuré tout de même. Où pouvait donc être ce magicien de malheur ? Il ressortit, aucune trace. Estessnor devait absolument le trouver. Mais l’humain n’était pas là, et cela impliquait que le lézard devait partir, loin de chez lui. Peut-être même très loin de chez lui. Et ça, il n’en avait guère l’envie. D’un autre côté, il voulait encore moins rester ainsi.

Abandonnant ses doutes mais pas sa peur, Estessnor fit un pas en arrière et revint dans la gariotte. S’il voulait pénétrer dans le monde des humains, autant leur ressembler le plus possible. Il regarda autour de lui à la recherche de l’un des vêtements du magicien. Là, une robe avait été nonchalamment posée sur une chaise. La question de la porter fut vite réglée, cependant, jamais le lézard n’avait enfilé le moindre vêtement. Il contempla donc pendant de longues secondes la robe, à l’envers, les bras tendus pour l’observer au mieux. Il enfila sa tête par le bon trou mais le reste de son corps ne passait pas dans le petit interstice. Changeant de stratégie, il passa d’abord ses bras, les coinçant ainsi à l’intérieur. Enfin, il regarda le bas du vêtement, passa bras et tête aux bons emplacements et enfila la robe. Les manches étaient trop courtes et même avec la capuche relevée sa tête triangulaire dépassait, rendant son déguisement presque inutile. La robe d’un vert sombre était ouverte derrière jusqu’à hauteur de hanche, sa queue avait donc suffisamment de place pour se balancer dans son dos. Enfin prêt à partir, il appela le seul sens qui pourrait l’aider dans sa quête. Estessnor repéra les environs avec sa langue, cherchant une trace de l’odeur du magicien et la direction qu’il avait prise. Décidé bien que manquant d’équilibre, il prit le seul chemin qui partait de la gariotte.

Chapitre IV :

La piste du magicien le mena vers un lieu bien pire que tout ce qu’il avait pu imaginer. Là, derrière la grille levée, se trouvait une ville humaine sûrement remplie de tout un tas de gens qu’il n’avait absolument aucune envie de croiser. D’autant qu’ils ne devaient pas avoir l’habitude de voir un lézard géant, aussi inoffensif fut-il. En tout cas, lui n’en avait jamais entendu parler.

La nuit était tombée. Durant toute la journée Estessnor avait attendu à l’orée de la forêt. Chaque fois qu’il s’était décidé à avancer, la peur avait paralysé ses mouvements, le laissant là, à attendre davantage. Fort heureusement, sa transformation avait aussi apporté quelques modifications à son corps, le rendant moins sensible au froid. Il s’en était rendu compte durant les deux jours de marche qui l’avaient mené aux portes de ce village fortifié. Deux jours pendant lesquels il avait amélioré la fiabilité de ses pas et découvert le goût du chevreuil. Un autre problème qu’avait créé sa taille était son nouvel appétit et il avait eu grand mal à attraper ses premiers animaux, son aisance à la course ayant grandement réduit sa vitesse habituelle. Fort heureusement, Estessnor avait vite appris à grimper aux arbres en s’aidant des branches et sa patience avait su être récompensée. Il était devenu le prédateur d’animaux autrefois immenses à ses yeux.

Il décida d’attendre encore un peu avant d’agir. Bien sûr, il ne pouvait pénétrer entre les murs gardés par des hommes en armes sans éveiller les soupçons. Comment pouvait-il donc passer ? La grille était fermée la nuit et la haute muraille faisait le tour du…Les épaules d’Estessnor flanchèrent. La réponse était tellement évidente.

Se connaissant et sachant parfaitement que jamais il ne trouverait le courage autrement, le lézard ferma les yeux et sortit de sa cachette en marchant droit vers le pied du mur. Plus il avançait, plus il reculait sa tête de peur de la cogner contre une pierre. Et bien sûr, c’est précisément ce qu’il fit. Mais au moins, il était arrivé à destination, et sans alerter personne. Il ne lui restait plus qu’à grimper.

Il regarda ses mains, espérant que l’exercice ne serait pas trop ardu maintenant qu’il avait cette forme. Plaquant l’une d’entre elles contre la paroi, il resserra ses grandes griffes dans l’interstice de deux pierres. Il fit de même avec l’autre, puis avec son pied et prit tout son temps pour lever le second. Il tenait. Parfait, plus qu’à continuer. Ce qu’il fit avec une aisance qui le surprit. Jusqu’à maintenant, tout avait été bien plus compliqué qu’avec son vrai corps. Grimper était son exercice favori, il devait bien reconnaître ne pas être déçu de pouvoir le faire même ainsi.

La confiance régnait en lui, ainsi qu’une certaine joie, tandis que sa main atteignait le créneau. Il se hissa en haut et confiance et joie disparurent en un battement d’écaille :

A a a arrière, monstre, le prévint un homme qui le mettait en joue de son arc.

Estessnor leva les mains par réflexe, affolant plus encore le soldat qui tremblait comme une feuille. Il ne voulait aucun mal à cet humain. Au contraire, s’il pouvait le laisser partir sans rien dire à personne.

Ne bouge pas, dit une voix derrière lui.

Le lézard jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et malheureusement, il balaya un homme en se retournant. Ce dernier tomba sur le dos tandis que le premier, surpris, lâchait sa flèche. Le projectile vint se briser sur l’épaisse armure naturelle que formaient les écailles d’Esnessstor. Face à son impuissance, le soldat fit un pas en arrière tandis que, trop affolé, le lézard sautait de la muraille pour atterrir sur un toit. Une cloche retentit dans son dos et lorsqu’il se retourna pour voir d’où cela provenait, il vit de nombreux hommes se regrouper en haut. Et déjà une volée de flèches sifflait dans sa direction. Sa gueule s’ouvrit sans que le moindre son ne parvienne à en sortir.

S’esquivant comme il put, Estessnor sauta directement du toit pour atterrir au beau milieu de la rue. Se redressant, il se retrouva nez à museau avec un groupe de femmes hurlantes. Parfaitement terrorisé, il fit comme elles, les yeux grands ouverts, les bras vers le haut, il cria. Mais pas d’un son aiguë ni strident. Sa gorge laissa plutôt échapper un son guttural plus effrayant pour la gente féminine qui hurla plus fort encore. Sa gueule se ferma alors et ses jambes se mirent à courir vite, loin, très loin.

Enfin sa fuite irréfléchie s’arrêta. Il se trouvait dans une toute petite ruelle où même son corps semblait écrasé entre les murs. Son instinct de survie, ou sa peur sans précédent, l’avait mené dans une fissure à ses dimensions. Sauf que cette fois, quiconque passerait à côté de lui le verrait. Aussi sûrement que son cœur battait la chamade.

Estessnor devait sortir, il ne pouvait pas rester ici indéfiniment. S’il le faisait, comment pouvait-il espérer retrouver un jour sa véritable apparence ? Maintenant qu’il était allé si loin, il ne pouvait reculer ni rester tétanisé par la peur.

Sa nouvelle volonté fut rapidement mise à l’épreuve. Il sortit de sa cachette, plus décidé que jamais, et rapidement quelqu’un hurla :

Là, regardez. Ne le laissez pas s’enfuir.

Des soldats tirèrent dans sa direction. Estessnor rentra dans son trou le temps que les projectiles le dépassent puis il s’enfuit de nouveau. Cette fois cependant il se mit à réfléchir. Il devait absolument retrouver le magicien avant le lever du soleil. Pour une fois, la nuit était son alliée. Passé ce délai, les humains auraient plus de facilités à le débusquer.

Tout en fuyant, il sortit sa langue fourchue, la fit vibrer puis la rentra afin d’analyser les odeurs environnantes et retrouver la piste qu’il avait perdue un peu plus tôt. Courant au-travers de la ville, sursautant chaque fois qu’il effrayait quelqu’un, il se rapprochait de sa cible aussi vite qu’il le pouvait.

Son odorat le mena tout droit dans les bas quartiers, vers une bâtisse en bois décrépite. Un coup d’œil à droite, un coup d’œil à gauche. Personne. Bien. Estessnor traversa la route et rejoignit la porte. Il fit siffler sa langue pour capter les odeurs environnantes. Le magicien était bel et bien entré ici. Aussi posa-t-il sa main sur le bois pourri de la porte et la poussa doucement. Il se crispa lorsqu’elle se mit à grincer bruyamment. Cependant, son principal souci ne vint pas réellement de là. Un homme en armes se tenait derrière, et dans son dos, cinq autres étaient assis autour d’une table et jouaient aux cartes.

Ils sortirent leur arme de leur fourreau et menacèrent Estessnor sans ménagement. Selon eux, il n’avait absolument rien à faire ici, et ils allaient s’arranger pour le faire partir, définitivement. Cette menace était destiné à un pauvre humain sans défense, pas à un homme lézard. Et lorsqu’Estessnor recula et que la lumière de la lune vint éclairer son museau, le bandit qui surveillait la porte s’affola et hurla, comme tous les autres qu’Estessnor avait croisé. Lui-même répéta la réaction qu’il avait eue face aux femmes, il produisit un son rauque provenant du fin fond de sa gorge. Le bandit fit volte-face et s’enfuit par la première fenêtre. Le lézard entra dans la maison le bras tendu vers l’homme, comme en signe d’excuse. Il ne voulait faire peur à personne. La seule raison de sa venue était son désir de retrouver sa vraie forme.

Ne comprenant pas la réaction de leur confrère puisqu’ils n’avaient pas vu ce qui se cachait sous la robe, les autres bandits firent front.

Tu vas payer pour ça !

L’un d’entre eux l’attaqua, l’épée pointée vers le ciel. Estessnor leva le bras pour se protéger, la lame vint rebondir sur ses écailles apparemment indestructibles. Il sentit malgré tout un petit choc tandis que celui qui lui faisait face accusait une forte douleur dans les bras. Là, tous virent la créature qui avait pénétré dans leur repère et ils se figèrent, terrorisés. Les yeux d’Estessnor passaient de l’un à l’autre. Que devait-il faire dans un cas comme celui-ci ? Et, prenant étrangement cela comme un jeu, il leva les deux bras, adopta un faciès qu’il espérait effrayant, puis poussa le plus puissant et le plus terrifiant cri qu’il put. L’effet fut tellement efficace qu’aucun des bandits ne bougea plus, paralysé. Aussi dut-il leur indiquer la fenêtre avec un petit raaah amical, et tous suivirent son geste en se bousculant pour être le premier dehors.

Armé d’un nouveau courage, Estessnor suivit son odorat qui le mena vers un escalier qui descendait. Il le suivit en prenant bien soin de s’aider des murs. Marcher n’était pas toujours évident alors emprunter des marches n’était pas l’exercice le plus simple, surtout pour quelqu’un dont la queue se cognait à chaque pas.

Il fit face à une nouvelle porte, l’odeur du vieil homme était très forte. Avec un peu de chance, il devait se trouver derrière. Estessnor posa la main sur la poignée mais avant de la tourner, des voix se firent entendre. Deux personnes dans la salle derrière la porte discutaient, et le ton n’était guère amical. Ce fut au vieil homme de répondre, il semblait avoir peur de son interlocuteur. Poussé par son nouveau courage et le fait qu’il appréciait cet humain dans la mesure où il faisait partie de sa vie, Estessnor ouvrit la porte en grand.

Là, dans cette pièce souterraine, se trouvait effectivement le magicien, ainsi que trois hommes armés et puissamment musclés, et un homme étrange, couvert de poils longs, tigrés noirs, gris et blancs. Son visage ressemblait beaucoup trop à celui d’un chat. Que pouvait-il donc être ? Un chat transformé en homme, tout comme lui, ou plutôt un homme à moitié changé en chat ?

Qu’est-ce que c’est que ça, demanda l’homme-chat surpris ? Débarrassez-moi de ce truc ! Et vous, dit-il au magicien, rendez moi mon apparence, maintenant !

Les trois hommes s’exécutèrent. Lame au clair, ils s’approchèrent, l’air parfaitement menaçant. Le coup de tout à l’heure ne fonctionnerait pas avec eux, ça, Estessnor n’en doutait pas. Il se retourna aussi vite qu’il le put, frappant malencontreusement de sa queue la tête de l’un des bandits, l’assommant sur le coup. Inquiet pour l’homme étendu sur le sol, il tourna la tête dans sa direction avant de voir la colère dans les yeux des deux autres. Aussi ne se fit-il pas prier davantage.

Montant les marches deux par deux, Estessnor se retrouva rapidement au rez-de-chaussé et, voyant la porte, il se dit qu’il n’avait absolument aucune envie de sortir de la maison, les soldats le cherchaient sûrement encore. Il devait donc se débarrasser de ses deux poursuivants ou les semer à l’intérieur. Il partit sur sa droite, ouvrit une porte. Le salon de la maison était aussi décrépi que le reste. Aucune cachette, pas d’autre porte. Sa seule solution était un nouvel escalier. Ne pouvant faire demi-tour, il fonça vers cette seule solution, des bruits de pas lourds retentissant dans son dos.

Là-haut, au premier et dernier étage, il n’y avait rien qu’un grand vide désolé. Le plancher était troué en de nombreux endroits, de même que le toit qui laissait pénétrer la lumière lunaire. Les bruits de pas se rapprochaient, les deux bandits étaient en train de monter les escaliers. Estessnor devait agir. Il regarda partout autour de lui. Pas plus d’endroit où se cacher qu’à l’étage inférieur. Et de toute façon, s’il avançait, il avait toutes les chances de passer au-travers du bois pourri. La seule solution qu’il avait consistait à attraper une poutre apparente et à s’accrocher, en espérant qu’elle résiste. N’ayant pas le temps de trouver mieux, Estessnor sauta vers le haut, planta ses griffes dans le bois, releva ses jambes et enroula sa queue autour de la poutre, qui semblait finalement tenir.

Les deux hommes entrèrent pour ne trouver qu’un étage vide, aux murs laissant passer aussi bien l’air que le reste de la maison en ruine. Estessnor ne respirait même plus tellement il avait peur que les autres le découvrent. L’un des bandits s’avança un peu tandis que le second s’arrêtait juste en dessous du lézard. Et, tandis que le premier se retournait pour parler à l’autre, un grand et sonore CRAC retentit dans la nuit. Estessnor ne comprit qu’une fois tout en bas que la poutre avait cédé et qu’il avait traversé le plancher pour venir s’écraser sur la table à l’entrée. Les cartes volaient encore lorsqu’il ouvrit les yeux. Il se redressa tant bien que mal, plutôt heureux que l’un de ses poursuivants lui ait servi de coussin. Ce dernier resta plongé dans un sommeil profond.

Un petit coup d’œil vers le haut et un – tu vas me le payer cher, le convainquirent de ne pas attendre plus pour rejoindre le magicien. Il dévala l’escalier aussi vite que possible, défonça la porte avec son élan et entra avec fracas dans le sous-sol. Le magicien sursauta puis se tourna face à lui, sa tentative de fuite à reculons freinée par un établi plein de fioles en tout genre.

Quoi, encore ?

L’homme-chat semblait plus dérangé par cette intervention intempestive qu’effrayé par l’existence d’un lézard-homme. Peut-être qu’après sa transformation, plus rien ne pouvait le surprendre, ou alors ne voulait-il plus attendre de retrouver sa vraie forme. Le lézard cependant ne s’intéressait pas à lui. Tout ce qu’il voulait, lui aussi, c’était reprendre sa vie, redevenir un petit lézard, se réchauffer au soleil, grimper sur les murs, même si cela impliquait une survie difficile. Et si possible, avant que le dernier bandit n’arrive.

Il se dirigea droit vers le magicien toujours accroché à son établi. Et, tandis qu’Estessnor levait les bras pour lui expliquer par signes qu’il voulait redevenir petit, le vieil homme monta sur son bureau pour fuir, bousculant fioles et ballons remplis de produits colorés. Ils s’entrechoquèrent, roulèrent et chutèrent sur le sol en pierre. Les produits se mélangeaient et, lorsqu’une toute petite fiole vint les rejoindre et que le magicien cria un non long et désespéré, une puissante explosion s’en suivit. Une explosion qui, comme la précédente, souffla tout sur son passage. Estessnor s’écrasa contre un mur et sombra.

Il finit par ouvrir les yeux sur un sol en pierre tacheté de petites flaques de soleil, le plafond troué du sous-sol laissait pénétrer les quelques rayons de lumière qui traversaient toute la maison. Sa tête le faisait souffrir. Il attendit que le monde autour de lui cesse de danser. Une fois la chose faite, le magicien sembla tout de même bien plus grand qu’avant l’explosion. D’ailleurs, tout n’était-il pas bien plus grand ? Intrigué, Estessnor contempla ses mains. Ses bras ! Ils étaient redevenus des pattes. Enfin ! Il avait retrouvé sa véritable apparence.

Que m’as tu fait ?!

Ce cri de rage venait d’un chat tout à fait normal, tigré noir, blanc et gris, si ce n’était qu’il parlait. Libéré de sa détestable transformation, Estessnor n’attendit pas de découvrir la suite des événements, et encore moins de devenir une proie pour ce nouveau monstre. Il se faufila dans l’interstice entre deux pierres, et rejoignit le vrai monde pour s’allonger sur une tuile bien chaude, illuminée par le soleil de dix heures.

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