Colère soudaine (partie II)

Simplement heureuse de se retrouver en bonne compagnie, Éloare riait de bon cœur aux anecdotes de Grunthor. Et ce lieu, où la magie et la réalité s’entremêlaient, où l’éclatante lumière de la lune transformait chaque pierre en trésor blanc, l’émerveillait. Elle laissa ses lèvres s’étirer et révéler paisiblement ses dents. Quelle beauté. Jamais, dans toute sa vie, Éloare n’avait imaginé une telle réalité. Difficile de penser en cet instant que là dehors, des hommes armés les recherchaient pour les tuer. Tout dans cette grotte irradiait le calme, la paix et la quiétude. Ses poumons se gonflèrent de cet air empreint de vie. Une seconde à peine, elle se revit sur la terrasse de sa maison, un bol fumant enserré par ses doigts fins, et son mari la dévorant des yeux.

Cette vision lui apporta autant de malheur qu’elle exhalait la beauté. Balayant la grotte du regard, survolant les petits groupes de discussion, elle s’arrêta sur son aimé. Alissart restait à l’écart de tous, toujours sous sa forme animale. Lui qui était si attentionné à son égard ne se préoccupait nullement d’elle. Comme si la voir avec un autre ne le concernait pas. Autrefois, le seul qui parvenait à la faire rire ainsi et à la rendre heureuse n’était autre que son mari. Se fermant à ses sentiments, elle se détourna de lui comme il se détournait d’elle.

Éloare se laissa conter la fois où Grunthor s’était laissé surprendre par un tout petit lapin lors d’une ronde en milieu hostile. Droit et respectueux de ses engagements auprès de son pays malgré son statut de fugitif, il ne révéla pas où cette mésaventure prenait vie. Toutefois, il décrivit avec précision le sous-bois et le bruit provenant des buissons. Trois de ses hommes, des archers, avaient encoché une flèche et bandé leur arc en moins de temps qu’il n’en faut pour inspirer. Les autres avaient dégainé leurs lames courbes, prêts à tout. Hache en main, Grunthor s’était approché du buisson et avait élégamment sursauté lorsque le fameux lapin avait pris ses jambes à son coup. Trois flèches s’étaient sauvagement plantées dans la terre, là où l’animal s’était tenu la seconde précédente. Ils étaient beaux les valeureux guerriers. Le rire d’Éloare s’éveilla dans la grotte.

Malheureusement, le calme revint et seuls les murmures des autres groupes parvinrent à ses oreilles. Sa joie s’estompa jusqu’à disparaître tout à fait, et ses pensées se tournèrent à nouveau vers son mari. Éloare inspira, et sans savoir pourquoi, elle ouvrit son cœur à Grunthor. Elle qui avait tout fait pour lui se voyait rejetée par son aimé. Alissart restait cloîtré dans son état sans but ni volonté. Durant de longues journées, il l’avait suivie sans jamais se montrer. Il avait attendu qu’elle accepte son sort pour qu’enfin il daigne la rejoindre. Tout naturellement, elle avait cru qu’enfin il lui parlerait et qu’il redeviendrait celui qu’il était autrefois : un homme bon, souriant, tendre. Alissart était son mari, il ne devrait pas l’abandonner ainsi.

« Il t’aime, déclara seulement Grunthor.

-Alors pourquoi me fuit-il ? Il reste là, le plus loin possible de moi ! » La voix d’Éloare se brisa : « Je ne suis plus rien à ses yeux.

-Tu sais que ce n’est pas vrai. Ton mari est un homme bien, je suis capable de le voir d’ici à la façon dont il te regarde. Ce qu’il a vécu là-bas l’a profondément marqué…

-Non, il ne m’aime plus. S’il veut rester un animal pour le restant de sa vie, qu’il le fasse.

-Tu ne sais pas ce que cela fait de prendre plaisir à ôter une vie ! » Sa voix se répercuta entre les murs illuminés avant de se perdre dans la nuit. «  Le goût du sang qui… »

Éloare ne put que regarder Grunthor se lever et emporter son mari hors de la grotte, vers la triste et pâle nuit. Personne ne vit ses larmes couler.

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