Argogue

Atterrissant sur un créneau au sommet d’une maison, Carmin repensa à son nom d’emprunt. « Rainette, dit-il à voix haute en souriant. » Ses lèvres s’étirèrent de plus en plus, et dévoilèrent ses dents. Se faire appeler comme ces petites grenouilles vertes en référence à sa propre plaisanterie sur le roi, voilà qui lui plaisait beaucoup. D’un autre côté, devait-il prendre la taille de cet animal comme le rapport de force qui l’opposait à son nouveau patron ? Cette simple réflexion resserra ses lèvres en un simple point. Et il souffla pour alléger ce poids invisible qui alourdissait ses épaules. Au moins, il vivait.

Ces idées noires ne le mèneraient nulle part. Pour l’instant, il devait continuer de parcourir cette ville et découvrir le moindre de ses recoins. Carmin se redressa et contempla les allées sombres qui s’étiraient sous ses pieds. À la lueur du jour, le sentiment de ténèbres écrasantes perçu à la faible clarté lunaire se comprenait bien mieux. Que ce fut la terre, le bois ou la pierre, tous les matériaux utilisés pour construire Argogue se teintaient naturellement de noir. Les pavés. Noirs. Les murs. Noirs. Les toits. Noirs. Et le Croc, la montagne des rois visible à l’horizon, aspirait tant la lumière qu’une nuit éternelle l’auréolait. Pour pallier à ce manque de clarté, des franges de bois peint dansaient autour des maisons des quartiers riches, des arcs-en-ciel de fleurs remplissaient les parterres, et des guirlandes de drapeaux pendaient au-dessus des rues principales. Cet aspect de la décoration se comprenait parfaitement aux yeux de Carmin. Pourtant… Le ridicule ne tue pas, en général. Mais là ! Pour étaler leurs richesses et égayer un peu le paysage, les nobles et les bourgeois se couvraient de couleurs sans aucun goût. Les premiers, avec leurs surcots et leurs robes brodés, arrivaient à quelque chose de présentable. Pour les seconds, difficile de retenir un sourire en les croisant. Une couche verte par-dessus une bleue, qui laissait passer des manches jaunes, une cape rouge, et ainsi de suite. Quel bonheur, cette ville offrait de nouvelles idées de farces. Heureusement que le duc avait fait de lui un noble. Et connu pour son excentricité, le seigneur Rainette n’aurait peut-être même pas besoin de suivre la mode locale. D’autant que Carmin n’entendait rien en la matière.

« Enfin, souffla-t-il en essuyant une larme de joie. » Même si le noir planait sur cette ville, au moins ses bâtiments lui offraient-ils un terrain de jeux sans limite. Le nombre incalculable de balcons et les toits plats à créneaux des maisons compensaient largement le peu d’arches qu’il utilisait souvent à Kopangne. Et pour prouver sa réflexion, Carmin se lança à l’assaut du prochain toit.