En ouvrant sa porte, Chaltan découvrit sans grande surprise une dizaine de gardes en armure, main fermement serrée sur la hampe d’une lance ou la poignée d’une épée. En revanche, la sale face de Kreltor lui donna un haut-le-cœur. Toujours aussi pouilleux, le rat que le marin n’avait pas vu depuis sa dernière visite à la taverne, une éternité auparavant semblait-il, avait atteint la pire des bassesses. Il le savait fouineur, tricheur, négligé, puant. Mais cafardeur, voilà qui le dégoûtait. Quoiqu’en y réfléchissant, ce nouvel aspect de Kreltor ne le surprenait pas tant. Le rongeur avait dû apprendre que les maisons des différents hommes d’équipage du vieux hibou étaient surveillées, et avait décidé de saisir l’occasion de récolter une petite bourse d’or. De quoi poursuivre ses parties de cartes. Le sourire que le rat lui lançait, caché derrière les soldats, le rendit plus pathétique encore.
– Messieurs, déclara le chat bleu en se montrant le plus détendu possible.
– Chaltan Ussgard, au service d’Ilmor, à bord du Doux Rivage ?
– Jusqu’à très récemment, oui, rétorqua le marin.
Il jeta un coup d’œil à sa femme :
– Je dispose d’ailleurs d’informations importantes au sujet des troupes ennemies. J’espérais les confier au roi, aujourd’hui même. Je suis rentré tard hier, après un long voyage, et je voulais me rendre présentable.
– Suivez-nous ! tonna le garde.
– En tant que marin, la loi m’autorise une nuit dans mon foyer après une expédition, tenta Chaltan.
– Pas pour les traîtres !
– Doucement, clama le félin en reculant brusquement. J’ignore ce que vous a raconté cette vipère puante, enchaîna-t-il en désignant Kreltor, mais je suis un citoyen respectable. J’ai été embarqué par mon ancien capitaine dans une histoire dont je ne savais rien. J’ai survécu au naufrage d’un navire en flammes, j’ai rencontré la princesse et son chien de garde. Oui ! Je sais où elle se trouve et je sais ce qu’elle essaie de faire. Croyez-moi, je ne compte pas me ranger aux côtés de ces faces de grenouille dans une cause complètement folle, et risquer ma vie ou celle de ma famille ! J’aimerais simplement me laver, enfiler des vêtements propres et me rendre auprès du roi pour lui apprendre ce que j’ai pu voir et entendre dans le palais des larviens.
– Bien sûr, tu nous diras tout.
Alors que le chef se décidait à entrer, Chaltan gratta le cristal qu’il cachait dans son dos avant de le lancer. Dans le même mouvement, il bondit sur sa porte pour la refermer. Un flash aveuglant filtra au travers des interstices, puis ce fut le calme complet. Le marin patienta encore quelques secondes et se résolut à rouvrir. Hormis la pierre précieuse, il ne restait rien qui l’attendît.
Avec un pincement au cœur, il ramassa le cadeau de Vélor et des larviens. La magie avait toujours un coût. Ce cristal, s’il ne l’avait pas utilisé, aurait pu revenir à la terre. Un soulagement, pourtant, le gagna, en songeant qu’il lui avait donné une deuxième chance de suivre son plan, en même temps que d’avoir sauvé la vie de sa famille.
Se rappelant à l’urgence de la situation, il ramassa rapidement la pierre et rentra chez lui avant de s’enfermer. Il porta alors un regard nouveau à l’objet qui, selon les dires du goéland, avait aspiré ses ennemis. Curieusement, il n’en émanait rien. Pas de mouvement ni la moindre vibration, pas de bruit ni de cri désespéré.
Le félin se tourna finalement vers sa femme. Malgré toute sa volonté, elle ne comprenait pas vraiment ce qui venait de se passer. Chaltan s’empressa de la rejoindre et de la serrer fort dans ses bras, dans un geste empli d’amour et de tendresse, puis plongea ses yeux dans les siens avant de l’embrasser. Le sentiment qu’il agissait ainsi pour la dernière fois le gagna. Pour éviter de le montrer, il s’éloigna d’elle et se dirigea vers la salle d’eau où l’attendait un bac.
Tout en se dévêtant, il annonça à Jaguelle :
– Je vais me rendre au château.
– Mais…
– Pendant ce temps, tu iras au port de commerce. Là-bas se trouve une taverne, La belle affaire. Tu commanderas une exquise. C’est un code que nous avons mis en place avec les larviens. Ils apporteront d’une manière ou d’une autre le coffre et le reste de l’or à la banque Xavance Edlore. Ensuite, il faudra y ouvrir un compte à mon nom. Je vais te faire un papier.
Aussi propre que possible, il traversa le salon en pagne et se dirigea vers l’escalier. Ses plus beaux vêtements l’attendaient dans sa chambre, à l’étage.
– Je t’expliquerai tout dès que possible, je dois faire vite. Merci pour tout. Je t’aime, déclara-t-il avant de grimper les marches.