Chaltan demeurait silencieux. Les paroles de la princesse tournaient en boucle dans sa tête. Ainsi, elle s’était enfuie, avait embarqué clandestinement sur un navire volant dans le but de rejoindre un prince étranger et lever une armée pour renverser son père. Même en pensée, cette idée paraissait complètement folle. Viguette se présentait à Vélor et lui comme le messie qui sauverait leur royaume d’un mal qui le rongeait de l’intérieur. Or, le pays se portait à merveille, surtout à la capitale. La paix régnait depuis une dizaine d’années, le commerce fructifiait et les échanges se multipliaient. Autant dire que le travail ne manquait pas pour le chat bleu, qui voyageait aux quatre coins du continent, et parfois même au-delà. Son salaire restait une question délicate, bien qu’il suffise à nourrir sa famille, et son capitaine se montrait généreux sur les primes.
Du moins, avant qu’il ne périsse dans le naufrage. Que la vie de Chaltan ne bascule. Que le marin ne perde son travail, ses compagnons, son or et se retrouve sans avenir, avec des enfants à élever. Tout cela pour une amourette de sang royal !
– Vous êtes incroyable ! gronda-t-il. Vous êtes prête à mettre votre pays à feu et à sang parce que votre père ne veut pas vous écouter. Papa est méchant, c’est ça ? Avez-vous seulement conscience de ce que cela va nous coûter, à nous humbles gens ? Les paysans, les artisans, les ouvriers, tant d’hommes arrachés de leur foyer pour gonfler les troupes régulières. Des femmes et des enfants abandonnés derrière ! Les embargos, les blocus puis la méfiance, le manque, la faim. Et lorsque la guerre éclatera, les blessés, les morts et davantage de privations ! C’est ça que vous voulez ?
– Bien sûr que non, trancha Viguette, c’est précisément ce que j’essaie d’éviter. Mais vous ne pouvez pas comprendre.
– C’est vous qui ne pouvez pas comprendre ! Perchée dans votre beau château comme vous l’êtes, des domestiques pour répondre au moindre de vos caprices, des cadeaux merveilleux offerts par un père absent.
– Tenez votre langue, manant !
Dénudée à une vitesse surprenante, la lame du maître d’armes vint se caler sous le menton de Chaltan, pointant contre la gorge du chat.
– Rasseyez-vous, Parse. Qu’il exprime le fond de sa pensée.
Le serviteur obéit à contrecœur, laissant au marin la chance de se masser le cou.
– Tout ce que je veux, reprit-il le contrecoup passé, c’est prendre soin de ma famille. Qu’elle soit justifiée ou non, votre escapade a ruiné mon travail, mon seul moyen de gagner ma pitance. À la première occasion, je veux que vous trouviez un navire pour me ramener chez moi. Sans oublier une compensation, à la hauteur de la perte récente et de la difficulté à retrouver un poste intéressant. J’ajoute à cela les risques que vous me faites courir.
– Cela me paraît raisonnable, approuva la princesse.
– Vélor ? s’enquit Chaltan.
– Nous verrons le moment venu. D’ici là, je n’ai pas les mêmes attaches que toi, mon ami, et je sens que quelque chose nous dépasse dans cette histoire.
Un sourire se dessina sur les lèvres de la martre tandis que Parse se redressait d’un air menaçant.
– Vous en saurez bientôt davantage. Parse, mon brave, détendez-vous, je crois que nos visiteurs ne nous feront aucun mal.
Sortant de derrière une énorme racine, une troupe de six guerriers se révéla. Cinq d’entre eux se montrèrent hostiles envers Chaltan et ses compagnons, jusqu’à ce que le dernier, d’un simple geste de la main, les apaise. Le marin accueillit d’un mauvais œil ces hommes couverts d’une armure qu’il n’avait jamais vue, faite de lianes, de cuir et d’acier. En dessous, ils portaient une tunique longue conçue avec un tissu élégant malgré les fibres visibles. Sa couleur passait du bleu au vert puis au marron, en fonction des mouvements.
Lorsque le chef s’avança, il releva sa capuche et offrit à la surprise de tous un visage rond, mais gracieux, dont les traits rappelaient celui d’un humain en dépit de sa peau aux reflets de jade.
Des larviens, songea ironiquement Chaltan, parfait !