La ligne de conduite

Tout en caressant la tête de son fils, endormi sur ses genoux, Chaltan observait intensément sa femme. Désireux de se montrer à la hauteur, Fulk s’était efforcé de tenir le plus longtemps possible, avant de sombrer à son tour sur le canapé. Jaguelle rendait à son mari un regard où brillaient une force et un courage qu’il ne possédait pas. Peut-être était-ce dû à la fatigue accumulée, aux dangers déjà affrontés, toujours était-il qu’il ne parvenait pas à trouver la même énergie qu’elle. Contrairement à lui, elle réussissait à chasser les idées noires et les étudiait pour classer les possibilités qui s’offraient à eux. Il le voyait dans son regard. Elle considérait un avenir là où il ne devinait que des épreuves. Cette force qu’elle possédait finit pourtant par créer une ouverture dans le cœur du marin, qui décida de la saisir pour ne plus la lâcher. Ils avaient discuté toute la nuit, il était temps de choisir une direction et de la suivre jusqu’au bout :

– Procédons par ordre, annonça Chaltan en se frottant les yeux. Rallier Feltune semble hors de propos. Le voyage est bien trop dangereux pour les enfants. Je pense que les soldats du roi me surveillent déjà. D’une façon ou d’une autre, quitter la ville en famille est tout bonnement irréaliste.

– Et que ferions-nous là-bas ? Notre vie est ici, aussi longtemps qu’elle est possible.

– C’est vrai ! Feltune est un joli coin de ce vaste monde, mais trop renfermé sur lui-même. Encore une fois, à part cueillir des fleurs et s’habiller en vert et bleu, que feraient nos enfants dans cette forêt ? C’est décidé, nous restons à Prattel ! Avec l’or promis par le roi des larviens, nous achèterons une autre maison, dans un quartier plus sûr. Pourquoi pas sur la place du Ponant, ajouta-t-il d’un air innocent ?

Jaguelle rit doucement :

– Tu es un éternel rêveur, mon amour. Je ne crois pas que tes gains suffiront. Il n’y a au final que la moitié du trésor du navire et des ventes des larviens sur le reste. Pas de quoi acheter une demeure princière. Et ce n’est pas non plus ce que je désire vraiment. Seulement un coin plus prometteur. Moins… dangereux. Mal famé. Ne fais pas cette tête, nous vivons à la hauteur de nos moyens, et je suis loin d’être malheureuse ici.

– Nous pourrions facilement trouver mieux, peut-être même commencer une affaire, ouvrir un commerce.

– Quelque chose qui ne te tienne pas éloigné de moi trop longtemps.

– Je pourrais m’essayer dans la négoce, acheter des navires et…

– Avec quel fond ? souligna-t-elle comme devant un enfant trop imaginatif.

– Je sais où en dénicher, révéla-t-il d’un air énigmatique. Il ne resterait plus qu’à parier sur les vainqueurs. Poursuivre avec l’utilisation des cristaux, ou relancer les voiles à l’ancienne ?

– Ce qui nous ramène au principal problème, nota sombrement Jaguelle. Qu’allons-nous faire au sujet de la magie, de l’essence de la terre, ou peu importe ce que renferment les cristaux ? Tu t’imagines à la tête d’une flotte de navires volants, comptes-tu vraiment faire comme si de rien n’était ?

– Que veux-tu que je fasse ?

Wal bougea sur les genoux de son père, l’obligeant à retrouver son calme :

– Je ne suis pas un guerrier, Jaguelle. Je ne partirai pas l’arme au poing pour affronter des hordes de jeunes gens qui se sont enrôlés pour un peu d’or. J’ai déjà fait couler assez de sang comme ça, marmonna-t-il en repensant à son combat pour libérer Vélor. Et bien que l’histoire de la princesse, et de l’avenir du monde, me touche, je ne me sacrifierai pas pour ça.

– Et pour celui de nos enfants ?

Cette question, posée avec gravité, jeta un froid dans la pièce. Chaltan fixa sa femme comme si elle l’avait giflé. Venait-elle d’insinuer qu’il n’aimait pas suffisamment leurs garçons pour regagner Feltune et mourir aux côtés des larviens, pour une cause qui semblait perdue, bien que nécessaire ? Ou la remarque de Jaguelle ravivait-elle ses propres doutes ? Peut-être, au fond, était-il trop lâche pour rejoindre les rangs de la princesse ? Il voyait pourtant les choses différemment. Sa famille comptait plus que le sort même du monde, en aucun cas il ne voulait s’en éloigner si les événements tournaient mal.

– Il existe sûrement d’autres moyens d’aider les larviens sans quitter Prattel. Je ne sais pas, se lança Jaguelle, saboter des navires, répandre des rumeurs, informer le peuple.

– Empoisonner les réserves de nourriture, récolter et transmettre des renseignements…

Chaltan sourit face à la vivacité d’esprit de sa femme. Quoiqu’il arrive, elle lui donnait toujours la force de se relever.

– La princesse Viguette m’a soumis un plan du même genre. Ça resterait très risqué. Si la garde apprend ce qui se passe, elle pourrait m’arrêter et m’exécuter sans la moindre hésitation. D’un autre côté…

Des coups répétés firent trembler la porte et sursauter les deux chats. Chaltan s’assura d’un signe de tête que sa femme se tenait prête à réagir, avant de soulever doucement Wal tout en se relevant. Il déposa son fils sur le fauteuil, expira bruyamment et farfouilla dans la petite bourse contenant les cristaux de pouvoir confiés par Vélor. Après avoir trouvé celui qu’il cherchait, il cacha sa main dans le dos et approcha de l’entrée de sa maison.