La guerre se profile

La leçon retenue, Chaltan évita les ruelles qu’il ne connaissait pas et, dans cette partie de Feltune, elles se révélèrent nombreuses. Sa progression s’en trouva d’autant plus ralentie que des soldats occupaient la grande majorité des axes principaux et des places. Le marin avait assisté à la fouille sommaire de plusieurs caisses de marchandises ou à des perquisitions dans certains magasins tenus par des étrangers. La disparition de la princesse Viguette était sur toutes les lèvres, et le roi semblait profiter de cette situation pour faire le ménage dans sa ville. Pour couronner le tout, les premiers navires de guerre s’élevaient au-dessus des quais.

Au sortir d’un court souterrain formé par deux maisons branlantes, le chat bleu parvint à la place des Six, où s’étirait une file impressionnante de badauds reliés par leur jeune âge et la pauvreté. Canidés pour la plupart, félidés, un binôme d’écureuils et quelques cervidés, tous bouillaient d’excitation. Le marin se concentra dans l’espoir de capter une conversation, sans entendre davantage qu’un brouhaha où flottaient l’impatience et la passion.

Malgré la présence de gardes armés, Chaltan s’approcha. D’une démarche qu’il espérait la plus naturelle possible, il s’avança vers la queue où deux coqs se bousculaient pour ne pas être le dernier. À la vue du chat au pelage azur, ils se calmèrent un peu.

– ’Y s’passe quoi, ici ? s’enquit-il finalement alors que son observation ne lui rapportait rien.

Les deux oiseaux le regardèrent sans vraiment comprendre sa question. Puis l’un d’eux se lança :

– Nous v’nons pour nous enrôler, nous aussi ! On n’va pas laisser passer cette chance !

– Quelle chance ? se rembrunit le marin.

– Paraît que le roi va partir en guerre, c’est l’occasion de voir du pays ! De l’action !

– J’ai eu mon lot d’action, les gars, et celle-là n’apporte rien. Ou vous tuez, ou vous l’êtes. Mais en aucun cas vous n’en sortirez grandi.

– La paie est bonne, se hasarda le second. J’ai aucune envie de finir dans ce trou. Chaque jour passé après la signature est compté, même hors conflit. Rester à quai en attendant qu’un navire nous embarque rapporte déjà plus qu’une journée à filer la laine.

– Et contre qui on s’bat, alors ?

– Personne ne sait, en fait. Mais y en a qui parlent des faces de grenouille. Y paraît que c’est eux qu’ont enlevé la princesse. Comment ça s’fait que vous savez pas ça ? tiqua finalement le jeune coq.

– Marin, contra simplement Chaltan, conscient de trop s’éterniser. Pensez bien à ce que je vous ai dit, les gars, poursuivit-il en s’éloignant. La guerre ne vous offrira qu’une mort douloureuse ou des cauchemars pour le restant de vos jours. Et je suis sûr que vous serez plus utiles à vos familles vivants. Bon vent !

Troublé par ces révélations, le félin chercha les ombres pour se dissimuler et reprendre sa route. Encore quelques pâtés de maisons et il serait enfin en terrain parfaitement connu. Il ne lui resterait plus qu’à attendre la nuit pour pousser la porte de sa propre demeure, et si les futures retrouvailles avec ses proches gonflaient son cœur d’allégresse, avoir vu les prémices de la guerre écrasait ses épaules. Comment les larviens pourraient-ils lutter contre une armée telle que celle du roi ? Et encore, Chaltan n’avait assisté qu’aux préparatifs de Feltune. C’était probablement tout le pays qui s’embrasait. Cette réflexion seule pèserait lourdement dans la balance au moment de choisir. Mais d’abord, sa femme et ses enfants ! Sans oublier la prudence !