Le temps passé à chercher une ouverture vers les toits ne chassa en rien la peur de voir surgir des ombres une lame de couteau. L’un des truands du premier étage pouvait très bien décider de s’offrir une proie facile. Chaltan était aussi susceptible de tomber sur n’importe quel givré en mal de sensations, dans ces nouveaux couloirs qui ne cessaient de lui faire perdre ses repères. Les rares miséreux qu’il avait croisés jusque-là dormaient en ronflant aussi fort qu’un vieux moteur enroué. Malgré tout, le marin ne s’était pas éternisé. Alors, quand un souffle d’air frais lui chatouilla les narines, il s’élança vers cette lueur d’espoir avec l’avidité d’un affamé devant un buffet.
Nul mur éboulé ne lui bloqua la route, nul quidam ne s’était allongé en travers du chemin. Au bout d’une dernière galerie, au fond d’une petite pièce, une porte dégondée donnait directement sur l’extérieur. Il s’en trouvait une par étage. Chaltan s’était toujours interrogé sur leur utilité passée. Pour l’heure, celle-ci servirait parfaitement son plan. Du moins le crut-il jusqu’à voir le bond à réaliser pour atteindre sa cible. Avec la différence d’architecture entre les bâtiments, le faîtage de la maison voisine s’élevait à la même hauteur que le plancher du premier étage de la tour, soit trois bons mètres sous ses pieds. En temps normal, le chat bleu effectuerait sans difficulté ce saut. Mais sur un toit dont la résistance faisait planer le doute, en pleine nuit, avec son besoin de discrétion, l’idée paraissait aussi mauvaise que de grimper dans un navire en flammes ou tomber d’un arbre gigantesque.
Ne voyant pourtant pas d’autre façon de réaliser son plan que de rejoindre ce toit, Chaltan s’assit au bord du vide. Les mains agrippées au seuil, il se laissa glisser d’une torsion du buste. Des années à se hisser sur les cordages d’un bateau voguant entre les nuages lui permirent de descendre sans mal pierre après pierre, prise après prise, jusqu’à une hauteur suffisante pour s’élancer.
Après un dernier coup d’œil, Chaltan inspira profondément avant de se jeter à l’eau. Il tira sur ses bras pour pouvoir monter son genou droit et poussa de toutes ses forces. Si la puissance mise en œuvre se révéla rapidement efficace, la rotation fut partielle. Alors qu’il voyait le toit arriver à toute allure, le félin se retrouva coincé de profil, en plein vol. Craignant le pire, il battit des bras dans l’espoir de s’appuyer sur un courant d’air amical.
Malgré l’appréhension, le saut ne dura guère et comme par miracle, le marin atterrit à quatre pattes sur le faîtage. Surpris par sa réussite, Chaltan se redressa pour palper chaque partie de son corps. Indemne ? Il avait réussi ! Pour de vrai ? Dans ce cas, il n’avait aucune raison de s’attarder.
Avec l’agilité qui caractérisait ses semblables, l’acrobate s’élança de toit en toit, entre les cheminées et sur les pentes escarpées. Même s’il n’avait jamais pris ce chemin, sa connaissance du quartier le guida rapidement jusqu’à son foyer, où un dernier bond au-dessus du vide le mena enfin.
Si un certain soulagement le gagna, il savait ne pas avoir réellement atteint son but. Qui, au fond, ne le serait qu’une fois sa famille mise à l’abri. Conscient aussi qu’une ultime épreuve l’attendait, il grimaça. La suite risquait d’être douloureuse, et il ne songeait pas à la descente dans la cheminée. Pour éteindre le feu qui brûlait dans l’âtre, il avait déjà réfléchi à une solution. À contrecœur, Chaltan extirpa une tuile du toit et la brisa en la frappant contre le mortier. Il ramassa les plus petits morceaux et les lâcha dans le conduit d’où s’échappait une fumée âcre. Puis il réitéra avec des pièces de plus en plus grosses.
Quand enfin un nuage de vapeur d’eau caressa ses moustaches, le félin salua l’intelligence de sa femme. Sans prendre le temps de vérifier si le feu était bien éteint, Chaltan sauta dans la cheminée.