Attendre devant sa propre maison le torturait. Chaltan refusait pourtant de croire qu’aucun garde, aucune vigie, aucun espion ne surveillait les demeures des marins ayant participé à la fuite de la princesse. Avec ce qu’il avait vu des préparatifs, il savait que le roi disposait de moyens suffisants pour une telle manœuvre. Malgré le temps qui le séparait du naufrage, qui aurait convaincu n’importe qui de baisser les bras, le chat bleu pariait sur la patience du père de Viguette. Après tout, si elle avait survécu, pourquoi pas d’autres ? Tout concordait, des yeux surveillaient forcément les familles des différents membres de l’équipage du vieil hibou.
Considérant donc l’entrée comme une voie sans issue, le fugitif chercha d’autres options d’approche. Sa maison disposait de quatre petites fenêtres au rez-de-chaussée, beaucoup trop étroites pour lui permettre de se faufiler. Aucune porte secondaire, ni sur les côtés ni à l’arrière. Chaltan avait songé à créer une ouverture lors de la rénovation, avant de changer d’avis en raison du voisinage. Tout le monde vivait dans la même misère et chacun respectait celle des autres. Pourtant, il arrivait qu’un loustic plus désespéré que la moyenne fouille dans les affaires d’un autre et qu’un drame survienne. Machinalement, Chaltan tâta sa bourse pleine d’or. Il avait désormais de quoi mettre sa famille à l’abri.
Cette pensée et la perspective de retrouver les siens lui donnèrent la conviction de réussir même le plan le plus fou. Aussi considéra-t-il rapidement le toit. L’étage ne comportait qu’une maigre possibilité, si la seule fenêtre praticable était ouverte et si son voisin acceptait de le laisser entrer et sauter par dessus la rue pour rejoindre sa propre demeure. Le tout sans rien dire à la garde. Aucun intérêt donc. Alors qu’encore au-dessus l’attendait probablement l’unique accès relativement discret. Bien sûr, la fumée qui s’en échappait n’augurait rien de bon.
Une fois décidé, Chaltan réalisa un large détour jusqu’à une ancienne tour abandonnée aux gamins durant la journée, et aux sans-abri la nuit. Sa capuche relevée, le félin au pelage turquin adopta une démarche mal assurée, légèrement oscillante, en marmonnant des propos agressifs dans ses moustaches.
Pour être déjà venu sur place pour sortir ses enfants de ces ruines infâmes, le marin trouva rapidement l’escalier vers le premier étage. Seulement, au bout des marches, une grande salle s’ouvrit devant lui, emplie d’animaux et d’hommes en tous genres. Des feux brillaient ici et là, inondant de flammes les yeux qui se tournèrent dans sa direction. Des lames furent tirées, des babines se retroussèrent, dénudant des crocs à l’éclat terni. Chaltan déglutit péniblement. Fallait-il vraiment qu’il manque à ce point de chance ?
La mâchoire crispée, il songea un instant à faire demi-tour, avant de rejeter cette idée. Malgré la peur qui l’étreignait, il préféra continuer à jouer son rôle de pauvre bougre en quête d’un toit où dormir, même un percé par les âges. Redescendre le ferait passer soit pour une proie facile soit pour un suspect. Peu importait de quoi. Il pointa vers le plafond un doigt faussement ramolli par l’alcool et reprit son chemin d’une démarche similaire. Comme si la menace qui planait sur lui ne l’atteignait pas. Heureusement que la nuit masquait la sueur qui trempait son pelage. Chaque pas le rapprochait des truands qui étudiaient chacun de ses mouvements et semblaient hésiter entre le croire ou trouer sa peau.
Les secondes s’étirèrent, les bandits l’entouraient de toute part. Chaltan pouvait presque sentir leur souffle sur sa nuque. Le marin s’attendait chaque seconde à recevoir un pied d’acier dans le dos ou le flanc. Une bile acide lui monta à la gorge, provoquant un hoquet qu’il peina à contenir. Rendre son dernier repas au milieu de ces braves gens risquait fort d’être mal pris. Pourtant, ce simple geste sembla apaiser ses hôtes, qui relâchèrent un peu de la pression qu’ils exerçaient sur lui. Soit qu’ils le prissent véritablement pour ce qu’il prétendait être, soit qu’ils appréciassent le respect qu’il montrait envers leur plancher miteux.
L’autre côté de la pièce atteint, Chaltan s’obligea à ne pas quitter son personnage. Même une fois caché par un épais mur de pierre, il ne devait surtout pas courir à toutes jambes. Le ventre vrillé par l’angoisse, le dos trempé, le marin gagna l’étage supérieur en posant un pied tremblant sur chaque marche.