Fulk, son plus jeune fils, enserrait sa taille de toutes ses forces, transformant sa petite frimousse en un masque couvert de suie. Chaltan lui caressait le dos pour le rassurer tout en couvant Wal d’un regard empli de tendresse. Plus réservé que Fulk, l’aîné restait en retrait, sans doute inquiet que des yeux indiscrets le surprennent en plein élan d’affection. Les autres enfants du quartier ne le lâcheraient plus. Le marin comprenait et choisit de respecter ce sentiment. Son attention se porta finalement sur sa femme qui réchauffait le repas du soir.
Quel bonheur de rentrer chez soi. Malgré les nombreuses douleurs qui harcelaient chaque parcelle de son corps, le félin savourait un bien-être qu’il attendait depuis longtemps. Depuis son dernier vol. Depuis…
Jaguelle, sa femme, posa entre ses mains un bol de soupe fumante où flottaient une maigre pièce de porc, quelques carottes coupées en rondelles et un peu d’oignon. Quand avait-elle quitté les fourneaux ? Chaltan avait dû s’assoupir sans s’en rendre compte. Fulk s’était éloigné d’un pas et l’observait avec inquiétude tandis que Wal s’installait aux côtés de sa mère dans un fauteuil.
– Allez, viens là, s’illumina Chaltan en saisissant son puîné sous les bras pour le poser sur ses genoux.
Le marin s’amusa à le faire sauter, avant que la gravité du regard de sa femme ne lui fasse comprendre qu’il ne pourrait pas davantage fuir le moment des explications. Un long soupir s’échappa de sa bouche tandis que ses épaules cédaient.
– Rien ne s’est passé comme prévu, lança-t-il comme introduction. Ce devait être un vol comme les autres, avec un petit bonus. Le capitaine a eu les yeux plus gros que le ventre, poursuivit-il à regret. Ou alors, il avait rejoint sa cause. Je ne sais pas. Je ne comprends pas comment tout ça a pu arriver. Et voilà que la princesse nous précipite dans une guerre, et que si nous ne faisons rien, la planète entière va en payer le prix.
Réalisant qu’il parlait surtout pour lui-même, Chaltan s’efforça de trier ses pensées pour relater son voyage dans l’ordre. Du décollage parfaitement maîtrisé de Vélor à l’attaque des mercenaires, du naufrage à la découverte de l’identité des assaillants, en passant par celle des deux clandestins. Le félin passa les détails de son combat pour se concentrer sur la libération du goéland, dernier survivant du navire, puis il exposa le désir de révolte de la princesse. Fulk et Wal ouvrirent tous deux des yeux ronds en apprenant que leur père avait non seulement approché des larviens, mais surtout vécu dans leur plus grande cité. La rencontre avec leur roi fut le point culminant. Ni l’un ni l’autre ne tint plus en place, malgré les tentatives de leurs deux parents pour les calmer. Seule la gravité de Chaltan y parvint finalement, lorsqu’il aborda sa visite de la forêt morte.
– Les larviens ont tellement utilisé le pouvoir des cristaux qu’ils ont desséché une partie de leurs terres. Si vous aviez vu les arbres. Gris, ternes, poussiéreux.
– Et tu penses que c’est ce qui va arriver à Prattel, n’est-ce pas ?
Le marin salua à nouveau l’intelligence de sa femme. Elle comprenait si vite, sans jugement.
– Peut-être. Sans doute, finit-il par annoncer. D’après Viguette, les cristaux magiques renferment l’énergie de notre planète, et en les extrayant comme nous le faisons, nous la tuons petit à petit. Je n’y connais pas grand-chose en la matière, mais j’ai vu Vélor déposer notre cristal dans la source morte. Il s’est liquéfié au contact de l’eau. Quelques jours plus tard, des brins d’herbe perçaient la terre noire ici et là. Pas de quoi rendre la vie, juste une dose d’espoir.
– La princesse veut donc détrôner son père pour l’empêcher de nuire.
– Quitte à lancer une guerre qui tuera beaucoup d’innocents et ruinera ce qui fait notre quotidien. Perdre la magie du jour au lendemain va obligatoirement nous faire du mal.
– Elle ne t’a pas dit comment elle compte s’y prendre, je suppose. Alors, que vas-tu faire ?
– Je ne sais pas. D’un côté, le roi des larviens m’a promis assez d’or pour nous offrir la maison de nos rêves, loin de ce quartier miteux, en même temps qu’un avenir pour nos fils. Nous pourrions aussi changer de ville, de pays. Vivre où nous le voudrions. La moitié de ce trésor nous attend dans un coffre au port de commerce. J’ai d’ailleurs sur moi une bourse pleine. Je recevrai le reste quand nous serons fixés. D’un autre côté, la vie des larviens semble si simple, si pure, accueillante. De toutes les contrées que j’ai visitées, jamais je n’ai vu d’endroit si beau, si… évident. Malgré l’étrangeté de ce peuple et le manque d’agitation. Mais Feltune vous plairait-elle ? Vivre dans une forêt sans autre voisin que des larviens ? Et au milieu de tout ça, la guerre se prépare. J’ai peur de choisir le camp des perdants, qu’ils soient vaincus par le feu et l’acier ou l’épuisement des ressources. J’ai peur de vous mettre en danger d’une façon ou d’une autre. Fulk, Wal, Jaguelle, aidez-moi. Nous sommes une famille, donnez-moi au moins votre avis, et décidons ensemble.