À mesure que le navire approchait du quai, les bâtiments et les silhouettes se précisaient. Chaltan retrouvait les constructions imposantes et d’apparence inébranlable, loin des demeures rondes élevées aux pieds des arbres de Feltune. La douceur et la quiétude de la cité sylvestre disparaissaient devant les richesses et la vie grouillante de Prattel. Une pointe d’amertume germa dans le cœur du félin. Les récents événements ternissaient le plaisir qu’il ressentait à rallier sa ville natale. Et ni la diversité des habitants ni l’odeur familière qui montait à ses narines ne l’aidaient à se détacher de ce mal-être. Désormais, seule comptait l’idée d’embrasser sa femme et ses enfants.
Le sourire qu’il afficha en y songeant s’effaça net pour laisser la place à un flottement redouté. Parmi les badauds du port de commerce, Chaltan repéra une troupe de soldats qui pointaient son navire du doigt. L’instant d’après, ils s’élançaient en direction du ponton que les larviens visaient.
Sans attendre, le chat bleu quitta son poste d’observation pour se rendre à pas rapides vers les cabines.
– Les ennuis arrivent, annonça-t-il au capitaine sans s’arrêter.
Le félin ôta sa tunique larvienne à la couleur trop identifiable, pour ne garder qu’un pantalon court et un gilet en cuir. Il se déchaussa avant de puiser une petite bourse de son trésor. Les yeux fixés sur le tas d’or qui dormait encore dans son coffre, Chaltan regretta une nouvelle fois qu’ils n’eussent pas choisi le port de pêche, sans doute moins surveillé que celui-ci. Refermant le couvercle, il se rangea malgré tout à l’avis du capitaine. Commerçants, les navires larviens n’avaient aucune raison de se perdre ailleurs dans Prattel. Agir autrement aurait d’autant plus attiré l’attention. Concentré sur les prochaines étapes de son plan de fuite, Chaltan regagna le pont.
– Nous accosterons par bâbord, l’informa le capitaine.
– Bien. Mais sachez que j’ai compté chaque pièce du trésor, et je veux toutes les retrouver. D’une façon ou d’une autre.
Chaltan attendit que le larvien confirme pour s’éloigner vers la poupe. Le dégoût qu’il avait lu dans ses yeux sombres et globuleux l’accompagna tout du long, à tel point qu’avant de sauter par-dessus bord, le félin se sentit sali par sa propre méfiance :
– Capitaine ! héla-t-il. Désolé, les vieilles habitudes ont la vie dure.
Il s’élança et fit demi-tour, gardant une paume en contact avec le bois. La mer ondulant sous lui, les deux mains désormais accrochées au garde-corps, un dernier regret tirailla le marin, comme une boule coincée dans la gorge.
– Capitaine ! lança-t-il à nouveau. Merci, ajouta-t-il avec un clin d’œil.
– Allez, contra le larvien en le chassant d’un geste de la main, ils finiront par vous voir sinon.
Juste avant de disparaître le long de la coque, toutes griffes dehors, Chaltan put apercevoir un semblant de sourire sur le visage si singulier du larvien.
Perché ainsi au-dessus de la mer, il ne restait plus au chat bleu qu’à tenir suffisamment longtemps, éventuellement en se glissant à tribord, puis dans les eaux, pour rejoindre discrètement les quais. Il songea à ce qui aurait flotté autour de lui dans le port de pêche et salua mentalement le choix du capitaine.