Dans son dos, l’obscurité imposait déjà son règne sur le monde. Seulement, le regard de Grunthor n’était pas tourné vers cette désolation noircissante. À l’ouest, le ciel offrait le spectacle d’une lutte acharnée à l’issue mortelle pour les deux camps. Les derniers traits du soleil rougeoyant embrasaient d’immenses nuages joufflus. Parant au mieux ce feu affamé de leurs boursouflures, ils protégeaient les dernières lueurs bleues du ciel de cette journée mourante. Par endroits, les nuées blanches faiblissaient pour s’étirer en fines brumes aériennes. Dès lors, le rouge sang profitait de ces trouées pour agrandir son royaume. Alissart détourna un instant son attention en s’allongeant sur un tapis de feuilles. Lorsque Grunthor regarda de nouveau le soleil couchant, déjà les couleurs se ternissaient. Les ténèbres finiraient par envahir cette portion de ciel. Laissant échapper un souffle de déception, il abandonna son observation et vint s’asseoir face à l’aindo.
Voilà trois jours qu’ils étaient partis chasser, sans revenir, et Grunthor commençait à perdre patience. Dire qu’il n’avait pas profité de ces instants comme une forme de liberté serait mentir, toutefois, protéger ces gens qui l’attendaient était devenu sa raison de vivre. Il ne pouvait rester loin d’eux sans être envahi par le sentiment de les abandonner. À cette heure, tous devaient s’inquiéter et attendre son retour avec impatience. Alissart, pour sa part, présentait enfin des signes de mélancolie. Dès les premières secondes, sa femme lui avait manqué, la tristesse de partir sans elle l’avait tiraillé, Grunthor l’avait vu. Cependant, cette nuit, il désirait réellement rentrer.
« Tu es le premier que je mène dans ce coin de forêt, commença Grunthor sans regarder Alissart. C’est assez loin de la grotte, je le reconnais. Enfin, voici mon petit nid, ajouta-t-il en souriant. » Il inspira et reprit gravement : « J’ai parfois besoin de m’éloigner, de me retrouver seul et de réfléchir. Je sais que se morfondre n’a jamais fait avancer qui que ce soit, mais des images me reviennent par moments. Des images qu’il m’est impossible d’oublier. Les combats, la mort. Mon évasion. Tu sais Alissart, le goût du sang me revient au réveil. Chaque matin, je dois lutter contre cette envie. » L’aindo se tourna vers lui et le temps d’un instant, Grunthor crut avoir ferré sa proie. Les prunelles de l’animal, emplies d’une tristesse profonde, le contemplèrent avant qu’Alissart ne souffle sèchement par sa truffe et ne détourne le regard. « En apprenant ton histoire, je n’ai pu m’empêcher de ressentir une profonde haine envers ceux qui vous ont fait souffrir, ta femme et toi. Te faire manger de la viande humaine pour te dénaturer, quelle horreur. Seulement, trouver un semblable fut aussi d’un réconfort égoïste. Je ne parle pas de ton pouvoir Alissart. Je venais de trouver quelqu’un qui comme moi avait goûté la chair humaine. Et j’ai vu en toi, tu as aimé ça. » Grunthor ne prêta pas attention au grognement de l’aindo. « J’avais espéré que l’on pourrait s’aider à lutter contre ce besoin nouveau. Ne m’écoutes-tu pas, s’emporta-t-il ? Alissart, être entouré de tous ces gens et sentir mon sang bouillir à l’idée de goûter à leur chair est une torture, tu dois m’épauler ! »
Le guerrier laissa la nuit marquer son règne. Une feuille tomba non loin de son pied. Voici l’automne qui pointait.
« Tu crois sans doute que je te dis tout cela pour te faire revenir. Sache qu’il n’en est rien, ce n’est pas à moi de le faire. C’est à ta femme de jouer ce rôle. » Le guerrier se détesta pour les mots qu’il comptait prononcer. « Elle n’a pas supporté le changement qui s’est opéré en toi, elle t’a abandonné. Sa faiblesse a fait de toi ce que tu es aujourd’hui. » Un nouveau grognement racla la gorge d’Alissart. Voyant les pattes de l’aindo se crisper, Grunthor posa les mains à terre, l’une grande ouverte, l’autre, le poing fermé. « Tu penses être devenu un animal indigne d’elle, t’es tu seulement posé la question dans l’autre sens ? Te laisser ainsi de côté n’était-il pas une trahison envers toi ? Cela m’attriste Alissart. Alors que tu avais besoin d’elle, elle t’a laissé te noyer dans les ténèbres. » La mâchoire d’Alissart ne cessait de pulser, il était prêt à attaquer. Ne restait plus à Grunthor qu’à enfoncer le clou. « Je suis heureux que tu le prennes ainsi. Malgré cette tâche sur son passé, ta femme n’est pas sans intérêt. Je pensais bien l’amener ici un de ces soirs. La connaissant, elle ne se refusera pas à moi. T’ai-je dit comment nous traitions les femmes dans mon pays, ajouta-t-il avec un rire railleur ? »
N’y tenant plus, Alissart avala la distance qui le séparait du guerrier le temps d’un clignement d’œil. Sa gueule haineusement ouverte présentait ses crocs avides de sang. Déjà prêt, Grunthor se redressa et gifla l’animal de sa main ouverte, envoyant la tête d’Alissart rencontrer son poing droit. Le guerrier profita de cette ouverture pour lui asséner un violent coup de ses deux mains jointes sur le haut du crâne. N’attendant pas qu’il reprenne ses esprits, il se jeta sur lui, cala la gorge de l’aindo au creux de son bras droit, serra son bras gauche autour de son ventre et le souleva de toutes ses forces. Alissart se débattit avec rage, désireux d’enfoncer ses crocs dans la chair de son ennemi. Grunthor serrait trop fort. « C’est maintenant ou jamais Alissart, grogna-t-il. Soit tu meurs comme le chien que tu crois être, soit tu reviens parmi nous ! Je le ferai, tu sais. Ta femme pense t’avoir perdu, la laisser attendre en vain ne fait que la torturer. » Il accentua sa prise sur la gorge ainsi découverte, empêchant l’air d’y pénétrer. « Décide-toi ! Ta femme ou la mort. » Les pattes de l’aindo s’agitaient frénétiquement. « Allez, Alissart ! » Le bruit d’une respiration difficile sourdait de sa gorge tandis que ses forces semblaient l’abandonner. Et toujours il refusait de quitter sa forme animale. « Elle ne supportera pas ta mort ! » Un dernier tremblement, dernier couinement et le corps d’Alissart cessa de bouger.
Grunthor déplaça son bras pour le faire passer sous les aisselles du corps immobile, avant de le déposer délicatement sur le dos. Il le regarda un instant, désolé, avant de poser sa main sur son torse. Une respiration lente et un faible battement de cœur animaient toujours ce corps, celui d’un homme. « Merci, souffla Grunthor. »