« Je suis navré pour vous, la frontière a été fermée il y a deux mois de cela. Vous l’ignoriez ? » Cette simple phrase déstabilisa Éloare. Tout dans l’homme qui leur faisait face, à son mari et elle, lui offrait un air redoutable. Sa hache double bien sûr, qu’il tenait d’une seule main puissante, ses bras musclés et sa carrure imposante enserrée dans un plastron de cuir. Un bracelet de force ceignait chacun de ses poignets et venait rappeler la tiare qui enserrait sa chevelure blonde et ondulée. De là où elle se trouvait, Éloare pouvait voir sa barbe fournie et l’étrange éclat qui brillait dans ses yeux. Le calme apparent de l’homme ne la rassurait nullement, pourtant sa voix était douce et pleine de compassion. « La tête de ces malheureux est arrivée plus tard, poursuivit-il en désignant la palissade de son arme. »
Alissart n’apprécia nullement ce geste. Vif, il se campa sur ses appuis, prêt à bondir sur l’inconnu, et montra ses crocs. Impossible de lui en vouloir. Après tout ce qu’ils avaient vécu, leur survie dépendait de cette méfiance nouvelle.
« Vous êtes des change-formes, n’est-ce pas ? Ce n’est guère difficile à deviner. Avec la situation actuelle, une femme seule, accompagnée d’un animal, qui espère traverser la frontière. Si vous cherchez un refuge, je peux vous conduire à notre campement. Il n…
-Qui êtes-vous, demanda Éloare, trop lasse pour être vraiment agressive ?
-Comme vous, nous sommes des change-formes acculés par les soldats de la reine. Nous nous cachons dans les environs. Pour ma part, je suis ici pour trouver ceux qui viennent à la frontière, avant que les soldats ne le fassent. Beaucoup cherchent la protection des pays voisins. Ce voisin-là en l’occurrence n’est pas des plus accueillants, vous avez pu en juger. Passons. Maintenant que vous savez tout, que diriez-vous d’un lieu où manger et vous reposer en amicale compagnie. Bien entendu, notre campement n’est pas d’un grand luxe, cependant il a le mérite d’exister.
-Vous n’avez pas répondu à ma question. » L’insistance de son mari et ses grognements avaient fini par avoir raison de la fatigue d’Éloare. Il était prêt à tout pour la protéger, même attaquer un homme en pleine possession de ses moyens et armé. Et quelle arme ! Elle aussi devait être prête à agir, pour son mari, pour leur survie. Le discours de l’homme était certes encourageant, mais Alissart et Éloare ne désiraient pas tomber dans le même piège. « Qui êtes-vous ?
-En effet, je n’y ai pas répondu. Par inadvertance, et je m’en excuse. Je me présente humblement à vous. » Il posa sa hache et s’avança, les bras ouverts en signe de bienvenue. « Groutémahlazar Jourkichmako, ancien homme de guerre pour ce cher pays voisin que vous voyez là. Et change-forme, bien sûr. » Il sautait habilement de rocher en rocher. « Et si vous désirez tout savoir, la lumière de Droa’k planait sur mon roi lorsque j’ai décidé de faire comme vous et de venir franchir la frontière. C’était sans son compter sur sa future présence ici, bien entendu. » Il s’arrêta finalement à quelque pas seulement du couple de change-formes. Éloare pouvait voir combien le teint de Groutémahlazar était terne, presque gris. Pourtant, sa chevelure rayonnante illuminait sa personne. Et ses yeux, d’un vert presque jaune, auréolés de bleu, semblaient renfermer un soleil. « Pourriez-vous dire à votre sœur, votre père, ou qui que ce soit d’arrêter de grogner ? Ne vous ai-je pas convaincu de mes intentions à votre égard ? Je sais dans quelle situation vous vous trouvez et je comprends votre méfiance. Cependant, vous ne survivrez pas longtemps seuls.
-Nous le savons, mais nous ne pouvons pas vous suivre comme ça. Je ne sais pas qui est ce Droa’k, les derniers change-formes à qui nous avons fait confiance veulent nous tuer. Ils ont fait manger de la chair humaine à mon mari ! Et depuis, il refuse de quitter sa forme animale ! » Sans prévenir, l’abcès venait de se percer. Sans logique, Éloare déroula les derniers mois de sa vie à cet inconnu. L’attaque de son village, sa fuite et les change-formes. Le guerrier l’écouta, son visage s’assombrissant au fur et à mesure du récit. Quand elle eut fini et que plus aucun son ne sortait de sa gorge, Alissart cessa de grogner et s’empressa de se frotter contre sa femme. Elle ne pleurait pas. Elle s’était simplement laissée tomber au sol, comme libérée. Toutes ces longues journées où elle avait espéré parler à son mari l’avaient alourdie d’un poids qui venait de s’envoler.
« Je vois, dit le guerrier médusé. Je ne vous force à rien. Ma proposition ne visait qu’à vous aider. Mais après avoir entendu votre histoire, je comprends votre hésitation. Quelle horreur. Je ne sais quoi dire. Peut-être, si vous le voulez bien, que je peux rester un temps avec vous. La nuit ne saurait tarder et j’ai de quoi manger. Vous pourriez ainsi me raconter en détail vos mésaventures. Je laisse mon arme là-bas et votre mari pourra me surveiller. Demain, nous y verrons peut-être plus clair.
-Merci Grouté…hazma…
-Appelez-moi simplement Grunthor. »