Sans toutefois courir pour éviter d’attirer les regards, Grunthor se hâtait de retourner à l’auberge. À sa sortie du »Doux Lendemain », un détail lui était revenu à l’esprit et toutes les pièces s’étaient assemblées. Si cette prêtresse était effectivement une change-forme, ou une »ancienne », selon les mots des deux hommes, et que son visage présentait autrefois des marques de crocs, elle ne pouvait qu’être Moelique. Alissart et Éloare lui en avaient parlé à maintes reprises. Tous deux l’avaient décrite comme une femme cruelle et calculatrice, usant de son charme et de sa douceur apparente pour tromper les gens. Si elle venait à découvrir leur présence en ville, plus rien ne les sauverait. Même si la magie de Droa’k avait effacé physiquement les adieux d’Alissart, son âme devait en être griffée à jamais. Grunthor n’osait pas imaginer la forme que prendrait sa vengeance.
Se faufilant dans les allées de terre battue, il continuait d’aller aussi vite que possible. Et plus il progressait, plus son cœur se serrait. Un mauvais pressentiment lui murmurait que l’horreur ne saurait tarder. Il s’arrêta à un croisement, regarda chaque embranchement, puis les maisons pour avoir une vue d’ensemble. S’il suivait le même tracé qu’à l’aller, il devait prendre en face. À droite, le chemin était sans doute plus court. N’attendant pas plus, il se faufila dans la nouvelle ruelle.
Vite, les trouver, il devait les trouver et les avertir. Suivant son instinct, il continua sa route, changeant de direction lorsque le choix semblait judicieux. Autour de lui, les regards n’étaient plus les mêmes, les passants l’observaient avec crainte ou indignation face à son visage fermé. Grunthor n’y prêtait aucune attention, il suivait la route qui tourna à gauche, puis encore à gauche. Se demandant s’il avait fait le bon choix, il continua de se laisser guider par la seule voie qui s’offrait désormais à lui, comme si la ville voulait l’avaler.
Fermée ! La route qu’il suivait s’entortillait pour finir en impasse. Maudit soit-il. Rageur, il fit rapidement demi-tour, courant à moitié, et remonta la ruelle. Le pressentiment qu’il avait ressenti plus tôt s’affirma, asséchant sa gorge, et le foudroya lorsqu’une fois la sortie atteinte, il se trouva bloqué. Un marchand coinçait l’accès avec sa charrue et vidait ses tonneaux.
Grunthor l’appela, lui signalant aussi calmement que possible qu’il était très pressé. La réponse fut simple et, fort heureusement, polie. Le marchand n’en avait guère pour longtemps, aussi s’excusa-t-il. Rongeant son frein, Grunthor attendit ce qui lui parut une éternité. Puis n’y tenant plus, il grimpa sur la charrue, se faufila tant bien que mal et passa de l’autre côté sans ménagement avant de se mettre à courir.
Le souffle court, il arriva finalement. Là, au coin de la rue, il serait en vue de l’auberge. Cependant ce qu’il y découvrit le paralysa une fraction de seconde, avant que son corps ne se jette en arrière contre le mur d’une maison. Avec horreur, il regarda la garde exploser la porte d’entrée. Il y eut un énorme raffut, un cri de détresse. Grunthor réfléchissait à toute vitesse. Que faire ? S’il chargeait pour secourir ses compagnons, il mourrait inutilement. S’il ne bougeait pas, eux finiraient exécutés. Ses yeux balayaient machinalement les environs, comme à la recherche d’une réponse. Aucune ne lui apparut, et il les vit se faire emmener sans pouvoir agir.