Les cent pas

Quinze, vingt, trente, cent ? Impossible de dire combien de tours il avait tracé sur le plancher depuis son retour à l’auberge. L’impatience d’Alissart le rongeait. Sa découverte était capitale, et il se refusait de l’annoncer avant l’arrivée de tous ses compagnons. Et pour ne pas se laisser tenter, il continuait ses allers-retours, loin de ceux présents dans l’établissement. Les grincements répétés du bois sous son poids évoquaient une litanie de cris désespérés. Pourtant il ne l’entendait pas, trop préoccupé par la meilleure façon de révéler sa trouvaille.

Pour le meilleur ou pour le pire, si ce qu’il avait entendu se révélait exact, leur destin pourrait prendre un revirement brutal. La fin de tout ou l’offre d’une nouvelle vie. Pour l’un comme pour l’autre, un sacrifice terrible devrait être réalisé. Ce prix le tourmentait tout autant que de contenir son annonce. Accepter sa fin et perdre sa femme dans l’espoir qu’ensemble ils nourriraient la vie future ou se scarifier l’âme, renier une partie d’eux-mêmes, pour survivre et peut-être recevoir l’absolution pour des crimes qu’ils n’avaient pas commis. Alissart sentit une colère sourde monter en lui.

Pourquoi la vie s’acharnait-elle tant sur eux ? Qu’avaient-ils donc fait pour que le monde suive une telle voie, une voie si pleine de cruauté, d’incohérence et de misère ? Le goût du sang vint envahir son palais. Alissart sentit son cœur battre avec force, son sang s’échauffa et vint tambouriner à ses tempes. Comme pour contenir sa rage naissante, il cacha son visage dans ses mains, avant de sentir son museau se former sous sa peau transpirante. Ses doigts se raccourcirent pour former deux pattes et bientôt, son corps bascula vers l’avant. Il se rattrapa sur ses deux antérieures.

Alissart ferma les yeux. Il devait se calmer. Absolument. Respirer. Oublier tout ça. Éloare, sa femme. La ville. Le danger d’être découvert. Respirer. Oublier. Ses dents se serrèrent avant de s’épointer pour devenir crocs. Respirer. Il devait se contenir, ne pas se muer en l’animal qu’on l’avait poussé à devenir. Pas un animal ! Un déclic se fit en lui et sa transformation s’arrêta là, son corps resta ainsi, entre deux états. Alissart n’était pas un animal ni un homme. Sa nature en faisait un être tout autre. Il était un change-forme ! Plus encore qu’une personne douée de pouvoir, il était autre. Cette révélation lui apparut comme une évidence. Il s’était toujours défini par le point de vue des gens normaux. Alissart était un change-forme ! Il le cria dans son esprit avec force et il retrouva son apparence bipède, pleine et entière. Dès lors, la vie se présenta différemment à ses yeux. Devait-il revendiquer sa condition de change-forme au risque d’en mourir ou se briser et vivre définitivement comme un animal ou comme un homme ? La souffrance causée par les deux dernières possibilités lui paraissait désormais similaire, égale. L’annonce qu’il attendait de faire perdait maintenant de sa superbe.

La porte s’ouvrit en bas, dans la salle commune, et les voix de ses compagnons s’élevèrent pour accueillir sa femme. Alissart se redressa sans attendre, il devait parler à Éloare de sa découverte, de ses réflexions et décider ce qu’ensemble ils feraient si vraiment le choix se présentait à eux. Le faire sans Grunthor le dérangeait. Pourtant, il le devait, tout de suite, avant qu’il ne soit trop tard.

Descendant les marches quatre à quatre, il fit aussi vite que possible et arriva au pied de l’escalier juste à temps pour voir la porte d’entrée voler en éclats. Stupéfait, il ne fit que se protéger le visage, les yeux écarquillés face à la garde qui investissait les lieux sans ménagement. Ils hurlaient en tout sens, lame au clair, et ses compagnons répondaient avec affolement. La harge Dysolt s’interposa, intima aux soldats de baisser leurs armes et l’un d’eux lui perfora le ventre sans préavis avant de hurler à quiconque résisterait qu’il serait le prochain. L’ark hurla sa peine tandis qu’Alissart croisait le regard implorant de sa femme. Elle lui demandait de ne rien faire et il l’écouta. Il baissa les bras et attendit que la garde le saisisse, les saisissent tous, avant d’offrir une large récompense au tenancier.

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