Les yeux toujours clos, la réalité lui revenait petit à petit. Ses membres, épuisés, lui paraissaient lourds et incapables du moindre mouvement. Son corps lui rappelait combien ces dernières journées de marche l’avaient affaibli. Dormir et rester allongé dans ce lit étaient tout ce qu’il désirait faire. Bientôt, Éloare réalisa qu’une couverture légère recouvrait son corps. Un petit mouvement de sa tête lui fit réaliser combien le tissu était rêche. Elle ne s’en plaignit pas, trop épuisée qu’elle était et trop heureuse de s’éveiller dans un vrai lit. Cette pensée en amenant une autre, elle se rappela de la dernière fois que cela lui était arrivé. Elle ne devait pas rester ici. Il fallait qu’elle s’éloigne le plus possible des change-formes.
Son corps refusait toujours de bouger. Son esprit et sa volonté luttaient pour ne serait-ce que faire trembler ses jambes, ses bras ou même ses doigts. Ses muscles se contractaient sans accepter le moindre mouvement.
Sa conscience continuant d’accueillir la réalité, un son parvint à ses oreilles jusque-là sourdes. Un bruit rapide et répété. Éloare se concentra sur lui. Elle le reconnaissait, elle l’avait déjà entendu à plusieurs reprises. Le contraste entre son esprit hyper actif, fouillant ses souvenirs à la recherche d’une réponse, et son corps meurtri fit pulser le sang dans sa tête. Une douleur assourdissante naquit dans ses tempes. C’était comme si son cœur battait tout proche de ses oreilles et tentait de rompre les limites de son crâne. Et puis tout s’arrêta lorsqu’elle s’imagina Alissart, sous forme d’aindo, tirant la langue après une longue course. Ce bruit était sans nul doute le son d’un chien haletant. Sûre d’elle, Éloare parvenait désormais à sentir le souffle de son mari contre son visage. Nullement atteinte par la tristesse de le savoir encore sous sa forme animale, une joie sans limites atténua ses souffrances. Elle se sentit sourire, et ses yeux s’ouvrirent.
Face à cette vision, son corps s’éveilla enfin et la projeta toute contre le mur. Éloare ignorait totalement où elle se trouvait. Rien dans son environnement ne lui rappelait le moindre souvenir. Ce lit lui était inconnu, tout comme les murs et le sol de cette chambre. Et ce chien. Ce chien n’était pas Alissart. Celui-ci était vieux et grisonnant. Ses poils longs et sales, son museau court et large, et cette langue épaisse qui pendait entre ses dents manquantes; rien ne rappelait son mari en lui. Le dos collé contre le mur froid, Éloare sentait son corps trembler des pieds à la tête, sans pouvoir fixer autre chose que ce vieux chien à l’air penaud.
Quelqu’un frappa à la porte avant de l’entrouvrir. Le visage d’un petit garçon passa et sourit à Éloare. « Qu’est-ce que tu fais ? » La voix sévère d’une femme filtra depuis l’autre pièce. « Reviens ici ! » Le petit garçon rentra la tête dans les épaules et repartit, rapidement remplacé par un homme de grande taille, aux muscles saillants. Sa peau tannée par le soleil et couverte d’une fine pellicule de poussière le désignait comme un paysan. « Prenez le temps qu’il vous faut. Ne vous levez pas trop vite. Gëkéo, viens là, dit-il avant que le chien ne se redresse pour le rejoindre paisiblement. » Quelque chose dans sa voix inquiéta Éloare. Elle attribua cette pensée à la fatigue et au fait qu’elle n’avait absolument aucun souvenir d’être entrée dans cette maison ni d’avoir rencontré ses habitants.
Pourtant, elle fit l’effort de se relever. Ses jambes, toujours lourdes et douloureuses, la menèrent péniblement jusqu’à la porte. Elle l’ouvrit tout en prenant appui dessus. Quelque chose vint frapper contre le bois. Ce n’était qu’une couronne de lierre avec un losange en son centre. Étrange, Éloare ne reconnaissait pas ce symbole de protection. « Venez vous asseoir, prenez votre temps, intervint la femme du paysan. » Éloare ne pouvait s’empêcher de penser que quelque chose n’allait pas sans pouvoir dire pourquoi. Les parents du garçon lui disaient de faire attention, sans pourtant venir lui prêter assistance. Et leurs regards. La femme d’Alissart finit par rejoindre la table et s’appuya sur une chaise lorsque de nombreux bruits de pas et de chevaux se firent entendre. Dès lors, le visage de ses hôtes fut tout autre. La femme laissa échapper un soupir de soulagement tandis que l’homme lui crachait au visage : « Droa’k nous protège, te voilà faite animalheur ! »
Quelqu’un frappa à la porte : « Au nom de la reine, ouvrez la porte ! »