Accroupi derrière un buisson, Alissart guettait le chemin de terre en contrebas. Les dernières pluies l’avaient rendu boueux, le transformant en un tapis gluant pour ceux qui devraient y passer. Déjà il les entendait arriver. Dès lors il ôta sa cape, son seul vêtement, et entama sa transformation. Il sentit très nettement son nez et sa bouche se muer en un museau fin. Des poils commencèrent à envahir sa peau et, affûté par son entraînement, il devint un aindo, un chien au pelage rayé de roux, de blanc et de gris, sans le moindre effort, sans la moindre difficulté. Dès lors, un nouveau monde s’ouvrit à lui.
Auparavant, il savait ses compagnons présents. Désormais, il les sentait. Alissart inclus, ils étaient une dizaine à attendre la colonne. Regardant autour de lui, il aperçut au travers des feuillages un de ses camarades sur sa gauche et deux sur sa droite. De l’autre côté de la route, quatre autres patientaient. Deux rapaces survolaient les environs, prêts à fondre au moindre signe. Ouvrant les narines, il capta l’odeur de Gouhor, d’Arjon et d’Yréon. Il sentit le parfum de la peur. Arjon redoutait le prochain affrontement, et Alissart ne pouvait l’en blâmer.
Pour lui aussi, ce combat serait le premier. Cependant, son esprit était ailleurs. Il se perdait dans le souvenir de sa dernière conversation avec sa femme. Elle avait tenté de l’écarter de ses nouveaux compagnons. Comment pouvait-elle ne pas comprendre qu’il se battait pour elle ? Que tous se battaient pour la survie des change-formes ? Éloare devait réaliser que le monde qu’ils connaissaient n’était plus, qu’il avait changé. Et ils devaient faire de même. Lui était devenu un soldat tandis qu’elle continuait de rêver. Et la seule réponse qu’elle avait trouvé n’était que folie. Une cabane pleine de cadavres découpés. Des cadavres humains ! Sang-morne, pourquoi mettraient-ils en pièce des corps ?
Et quelques jours plus tard, l’une de ses amies était venue le voir accompagné de Murios pour l’avertir que sa femme les avait quittés. Alissart s’était alors empressé de se lever pour partir à sa recherche, rapidement stoppé par son formateur. D’autres que lui suivaient les traces de sa femme et Alissart s’était déjà engagé. L’heure d’accomplir sa tâche était arrivée. Ainsi, Éloare l’avait abandonné. Une colère sourde grondait à ce souvenir, lui ravivant le goût de son dernier repas, le goût du sang et de la chair. Ses babines se retroussèrent. Les soldats, vêtus de laine épaisse ou d’acier, ne les avaient pas vus.
En un hurlement animal, l’ordre fut donné et tous chargèrent la colonne. Vingt d’entre eux avaient foulé du pied le sol gluant de ce chemin, aucun ne devait en sortir vivant. Comme ses frères, Alissart dévala la pente sans penser à sa mort. Son entraînement était fini, il était prêt, même s’il n’avait jamais réellement combattu. Suivant les réflexes qu’il avait développés, il bondit sur l’un des cavaliers, tous crocs sortis. Sa gueule ainsi ouverte se referma en un claquement sur la gorge de sa cible qui n’eut guère le temps d’attraper son épée. L’homme tomba lourdement de sa monture, entraîné par un chien infernal aux yeux rougeoyants. Puis il mourut là, étouffé par son propre sang. Le goût de la chair et du liquide vital de son ennemi raviva celui qui imprégnait sa bouche depuis son dernier repas, et décupla la rage d’Alissart qui fondit sur le prochain soldat.