La palissade

Le paysage ne cessait de changer depuis les derniers jours. Finies les forêts et les plaines vallonnées. Désormais la roche, grise et lisse, perçait la terre par endroits et déchiquetait l’horizon. Parfois traîtresse, elle se cachait sous les dernières herbes hautes, là où Éloare laissait glisser l’un de ses pieds. Dans ces moments, Alissart s’empressait de se coller contre elle pour l’aider à reprendre son assiette. Parfois longuement ancrée dans le sol, la pierre offrait un parterre dur et stable pendant plusieurs mètres. Maintenant que cette roche devenait plus présente, Alissart et Éloare n’auraient plus autant de mal à trouver un coin à l’abri du vent qui se levait parfois. Et cette chaleur qu’emmagasinait le sol les réchaufferait d’autant plus longtemps pendant les nuits à venir.

Depuis que son mari l’avait rejointe, le regard d’Éloare avait retrouvé un peu de cette lueur de vie qui le caractérisait. Il pouvait le voir. Bien qu’une ombre voilait toujours son visage. La fatigue, bien sûr, n’y était pas innocente. Toutefois, cela aurait été se mentir que de penser qu’elle était la seule responsable. Chaque soir depuis qu’Alissart était venu libérer sa femme, elle lui avait parlé, tentant désespérément de lui soutirer une phrase, un mot. Tout ce qu’il lui rendait était un couinement triste et des yeux implorants. Elle ne semblait pas vouloir comprendre ce qu’il ressentait. Pourquoi ne voulait-elle pas comprendre ? Plus jamais il ne pourrait lui parler.

Depuis la veille, une ombre s’étendait devant eux. Et maintenant qu’ils s’en approchaient, Alissart, grâce à ses yeux perçants d’aindo, savait de quoi il s’agissait. Incapable de l’expliquer à sa femme, il continuait d’avancer vers cette gigantesque palissade, vers cette nouvelle déception. Pour le moment au moins, un but la guidait. Si elle devait le perdre maintenant, ses yeux s’éteindraient de nouveau.

La chasse étant difficile au milieu de ce sol rocheux, la faim investissait leurs pensées, tandis qu’ils atteignaient cet horizon de bois, de pieux et de planches. Face à ces têtes plantées au bout de piques, Alissart sentit son ventre pourtant vide lui renvoyer ce qu’il lui restait. Sa gorge, inondée, le brûla, sans pour autant laisser le moindre liquide s’en échapper. Les mouches volant autour de la chair pourrissante imprégnèrent ses oreilles d’un bourdonnement incessant. Puis le croassement des corbeaux s’insinua, comme battant la mesure de cet hymne macabre.

« Animalheurs, vous n’êtes pas les bienvenus, lut simplement sa femme sur l’un des nombreux écriteaux qui bordaient la palissade. »

Il se tourna vers elle, elle qui ne semblait pas aussi atteinte que lui. Quand avait-elle perdu son innocence ? Comment pouvait-elle ne pas s’émouvoir devant ces visages pourrissants encore crispés par la peur et la souffrance ? Marcher à ses côtés, avec un monstre capable de manger ses congénères, avait sans aucun doute transformé sa femme.

Ignorant ce qui pouvait encore animer un quelconque mouvement dans le corps d’Éloare, Alissart la regarda se tourner, puis faire quelque pas avant de se figer. Suivant son regard, il découvrit un homme qui les fixait. Dans sa main, une hache double attendait.

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