Pensant éviter la cohue en contournant la place du marché, Éloare fut malgré tout stoppée par une foule massée sur les trottoirs d’un boulevard. Une forêt de bras levés vers le ciel s’agitait en tout sens, sans logique, comme soufflée par une tornade affamée. Les cris se mêlaient en un torrent grondant, les acclamations venaient se briser sur les rochers. Au loin, les murmures d’un nouveau flot s’annonçaient. Cédant à la curiosité, elle pénétra dans ces eaux agitées.
Ne lui prêtant aucune attention, les gens la bousculaient, hurlaient non loin de ses oreilles ou lui marchaient dessus. Et dans tout ce brouhaha, elle comprit. Toutes ces implorations, cette discordance, cette solitude qu’Éloare sentait chez chacun malgré cette union d’individus ; un cortège progressait sur les pavés du boulevard et tous voulaient obtenir son attention. Désormais, les cris se clarifiaient. Ce que les gens demandaient autour d’elle était une bénédiction pour un enfant, une prière de guérison pour un parent, ou simplement un signe du grand Rak, Drok, ou quelque chose d’approchant.
Les religieux progressaient en rangs de quatre. Les bras largement ouverts, les paumes tournées vers le ciel, ils avançaient en murmurant, leur tête traçant de légers cercles, comme pour embrasser tout ce qui les environnait. Jurant avec la coupe droite et austère de leurs vêtements étrangers, la qualité des tissus et les nuances des couleurs illuminaient cette journée pourtant grise.
Un étendard claquant au vent détourna son attention. Voilà donc ce que signifiait cet étrange symbole qu’elle avait vu chez les paysans qui l’avaient dénoncée à la garde autrefois. Voilà pourquoi elle ignorait l’existence de ce qu’elle croyait être un sceau de protection. Ce losange encerclé était la marque du nouveau dieu, celui qui avait renommé ses semblables les animalheurs. Éloare avait devant elle la cause du revirement de sa vie, de son malheur et de sa fuite. Pourtant, en cet instant, nul haine ni désir de vengeance ne la submergeait. Trop absorbée par cet étrange spectacle, elle contemplait la procession, admirative. N’allant pas jusqu’à implorer la grâce de ce nouveau dieu, elle devait subir l’enthousiasme de la foule.
Le cortège continua d’avancer. Vint enfin un personnage à l’importance reconnue par tous. Les quatre hommes armés de hallebarde finirent de l’en convaincre. La richesse de ses parures et la beauté de sa robe n’effleuraient pas la grâce de cette femme. Sa valeur ne se mesurait pas à la qualité de sa tenue ni à son statut, sa bonté semblait caresser chacun des membres de la foule. Le temps d’un instant fugace, son regard croisa celui d’Éloare qui ouvrit alors de grands yeux. L’image d’une connaissance lui revint en mémoire, l’image d’une toute autre personne. Un frisson la parcourut de la tête aux pieds et elle s’en fut.