Avec joie et malice, Carmin monta les quelques marches devant sa demeure. Son regard se porta furtivement sur un coffret plaqué sagement sous son bras droit, et son sourire s’agrandit. Cette large boîte contenait une nouvelle pièce de son rôle d’étrange et mystérieux Rainette. Bientôt, il deviendrait le farfelu. Ajoutée à son langage, sa tenue accentuerait les détails de son personnage. L’expression du tailleur au moment de passer commande assurait un succès total auprès des nobles et de leur horizon multicolore. Une mélodie sifflée s’élança de ses lèvres fines alors qu’il ouvrait la porte.
Le glas sonna à son entrée. Avec la droiture d’un militaire, le duc Guaal l’attendait devant les escaliers du hall. Ses mains l’applaudissaient sèchement, ses yeux le foudroyaient. Sans mot dire, il se détourna de lui et commença son ascension. Carmin le regarda tourner à droite, déglutit péniblement, peu attiré par la suite des événements, puis se lança finalement à sa suite. Ses pieds s’alourdirent à mesure qu’il progressait vers l’étage.
Il pénétra dans le bureau, où une lame froide se plaqua contre sa gorge. Naturellement, le coffret glissa de son bras et tomba bruyamment sur le sol. Ce détail pourtant ne le troubla pas.
« Je te la trancherais bien si elle ne te servait pas autant. Et au stade où en sont mes plans, j’ai moi aussi besoin que tu la gardes. » La voix du duc claqua aux oreilles de Carmin, dont la bouche devint sèche comme un grain de sable. « Assis ! »
La mâchoire serrée, il s’exécuta. Derrière son bureau, un fauteuil brun à velours bleu l’accueillit. Il s’y installa, et fixa son attention sur un livre ouvert. Le duc le rejoignit, une jambe sur le meuble. Près du genou de son propriétaire, une dague fine, qui aurait pu paraître élégante si elle ne le menaçait pas, se posa.
Pareilles à une éternité, de longues secondes s’écoulèrent. Carmin n’osait pas lever les yeux, la carte de la ville, dépliée sur le bureau, recelait sans doute des secrets encore insoupçonnés.
« Mon cher. » La voix glaciale et pourtant maîtrisée du noble le poignarda et le contraignit à croiser le regard de son interlocuteur. Le duc inspira profondément. « J’aimerais clarifier les choses. Je tiens ta vie au creux de ma main. Et tu m’obliges à prendre un bateau uniquement pour te le rappeler. » Il se frotta les sourcils. « Ça te parait normal ? »
Un murmure s’éleva.
« Pardon ?
-Mmmmh.
-Plus fort !
-Non. » Carmin se racla la gorge. « Non.
-Bien, maintenant que je suis sûr qu’on se comprend… » D’un geste vif, il attrapa son arme et la pointa sur l’épaule droite de Carmin, appuyant jusqu’à obliger son otage à s’enfoncer contre le dossier de sa chaise. « Alors, dis-moi, qui t’as autorisé à agir aussi stupidement ? Hum ? Quand je pose une question, j’attends une réponse. Alors !
-Je, vous… Je devais ridiculiser le roi, alors j’ai pensé…
-Tu as pensé ?! » La lame mordit la chair et pénétra légèrement dans le muscle. Carmin grogna sous la douleur. « Tu n’es pas là pour penser, mais pour obéir. Tu te rends compte qu’à cause de ta petite plaisanterie, tu as sans doute annoncé ta présence au roi ! Le lien entre toi et les ordres de… » Il se ravisa et appuya davantage sur son arme. « Voilà, comprends ta situation et sois sûr qu’à ta prochaine erreur, je trouverai un autre moyen de parvenir à mes fins. Hum ?
-Oui, bien sûr, murmura-t-il, un sourire crispé aux lèvres
-Voilà qui est mieux. » Le duc ôta sa dague d’un geste sec. « Je ne vais pas trop t’esquinter, j’imagine que tu as besoin de ton bras. » Il se leva, rengaina son arme et se dirigea vers la porte. « Bien, je ne te dis pas à bientôt. »