Tout en sachant que cette maison lui appartenait désormais, il grimpa les quelques marches qui le séparaient de l’entrée d’une démarche lourde et peu confiante. Était-ce les traces laissées par la guerre sur les façades, les fleurs brûlées et piétinées, le sang que la terre n’avait pas encore absorbé ? Toujours était-il que Carmin se sentait accablé par son environnement. La noirceur des murs l’écrasait.
Pourtant, arrivé devant la porte neuve du manoir, il redressa les épaules, inspira profondément et ouvrit. Jarlon, désormais vêtu de la livrée sombre brodée de rouge et d’or du chef des domestiques, s’empressa de le rejoindre. Il lui prit son manteau et le questionna sur sa journée. Carmin y répondit poliment, comme le demandait l’étiquette, sans pour autant s’étendre en détail.
Se trouver coincé autour d’une table avec les puissants pour décider du sort du royaume ne l’enchantait guère. Il ne connaissait aucun de ces prétendants au trône, qui juraient les uns après les autres de mieux protéger le territoire, de mieux le diriger ou de mieux favoriser la vie du peuple. Ces nobles jouaient les coqs, prêts à danser pour briller devant leur souverain déclinant.
Depuis ce jour où Carmin avait soi-disant sauvé Argogue, et même Amore du terrible joug des jamures, Renouille avait cessé de vivre. Ou du moins, son esprit s’était éteint. Son fils perdu, la lignée ne serait plus à même de préserver le royaume. Et depuis, il jetait ses dernières forces dans une course contre la montre. Il savait que s’il ne choisissait pas son successeur, de violentes guerres de pouvoir éclateraient. Selon Carmin, elles étaient inévitables. Amoindries peut-être, mais inévitables.
Enfin, tout cela ne le concernait pas. Il refusait de s’y intéresser de trop près, malgré ses obligations en tant que ‘’ héros ‘’.
« Et vous Jarlon, comment allez-vous ?
-Bien, maître Rainette. »
Carmin savait qu’il mentait, il pouvait le lire dans ses yeux. La mort de Geandain, son mentor et père, le tiraillait chaque seconde. Et pourtant, il poursuivait son travail avec une assiduité dont l’ancien majordome aurait été fier. Décidément, l’invasion des jamures avait coûté bien plus que des dégâts matériels à cette maison.
-Cessez de m’appeler maître. Je vous l’ai déjà dit.
-Oui, maître Rainette, mais les convenances…
-C’est moi qui les dicte, s’emporta Carmin ! » Le nouveau propriétaire des lieux inspira profondément, espérant retrouvant son calme. « N’est-ce pas ? Jarlon, poursuivit-il, vous devez comprendre que ce monde m’est étranger, je ne suis pas d’ici. J’aurai besoin d’un peu de normalité, et pour ça, vous allez devoir m’aider. Alors, s’il vous plaît, ne me considérez pas comme l’un de ces nobles qui s’habillent comme un arc-en-ciel pour montrer à tous à quel point il est riche. Vraiment. Et si vous refusez, je vous l’ordonne, haussa-t-il faussement le ton.
-Si vous le désirez, je…j’essaierai.
-Merci. Maintenant, prenez un peu de repos. Nous en avons tous besoin, lui sourit-il. »
Carmin ne cessa d’étirer les lèvres qu’une fois sa chambre atteinte. Désormais seul, la façade qu’il s’était construite s’écroula, et toute trace de joie disparut.
Assis sur son lit, il faisait face à son armoire où l’attendait toute une série de vêtements. Une tenue en particulier l’attira pourtant. Elle se composait d’un pantalon large, rouge, d’une chemise, rouge, et d’une cape courte, rouge. Son ancienne vie le submergea, son dernier geste le poignarda. Vidé de toute énergie, Carmin laissa tomber sa tête et souffla tout l’air de ses poumons. Ses yeux fixèrent naturellement ses mains, qui le temps d’une seconde, lui parurent inondées d’un sang poisseux et dégoulinant. La seconde suivante, elles étaient d’une pâleur morbide. Ainsi, Soupetard le punissait de sa trahison par l’ennui au cœur de l’Autorité, et par le remords perpétuel. Enfin, haussa-t-il les épaules, au moins continuait-il de jouer un rôle, même s’il se limitait à celui d’un homme faussement heureux.
Quelqu’un frappa soudainement à sa porte.
« Maître Rainette, filtra une voix de femme, vous êtes attendu. Quelqu’un vous demande, nous l’avons installée dans le salon.
-J’arrive, merci. »
*
Trônant au bord du bassin où plongeaient deux cascades jumelles, le palais accueillit Yarflel en lui ouvrant largement ses portes. Il lui chanta sa mélodie habituelle et toujours appréciée, l’union de l’eau se faufilant entre les rochers et du gazouillement d’oiseaux inconnus des amorois. Davantage un ensemble de dômes finement sculptés et reliés entre eux par des toits végétaux qu’un château, le siège du conseil laissait la flore exotique vivre à sa guise, offrant un lieu de paix en accord avec la nature. Il n’était d’ailleurs pas rare de croiser de petits animaux dans cette enceinte pourtant délimitée par de hauts murs.
Deux gardes virent approcher Yarflel, s’inclinèrent respectueusement, puis lui soulevèrent le rideau de lianes qui fermait l’accès à la salle principale. Il les remercia avant de s’engouffrer dans le passage.
Passé le couloir sombre, les membres du Conseil le fixèrent avec une attention toute particulière. Installés sur des estrades placées en U, leur disposition jurait avec l’arrondi de la structure.
« Yarflel Juilame Laf’hen Harat, articula le maître de cérémonie, bienvenue en ce lieu, que la vie et la terre vous préservent.
L’intéressé inclina la tête, un peu tournée sur sa droite, en signe d’acceptation de l’autorité qui lui faisait face : « Je vous remercie de m’accueillir ainsi, en si grand honneur. Et ce, malgré mon échec.
-Il nous est parvenu, bien entendu. Nous savons que votre mission est infructueuse, les jamures ont été défaits et notre ennemi subsiste. La conclusion est-elle exacte ?
-Effectivement, approuva Yarflel, sans gêne ni faux semblant. Malgré la facilité d’accès à la cité, nos alliés n’ont pu la prendre. Et au vu de ma position et de l’absence d’espion dans la salle du trône, j’ignore précisément ce qui s’y est déroulé. Je puis seulement vous dire que le roi a péri d’une flèche dans la gorge. J’ai quitté les lieux dès ma mission arrivé à terme. Nos ennemis ont toutefois été mortellement atteints. Le fils du souverain Renouille est mort, leur lignée ne perdurera pas, ajouta-t-il sans espérer obtenir gain de cause. » Yarflel reconnaissait son échec, il en assumerait les conséquences.
« Bien, conclut le président du Conseil. Et votre blessure ? Je crois savoir qu’elle a tenté de vous mener dans les contrées de l’oubli.
-Oui, la perte de contrôle de mon pouvoir a failli me coûter la vie. Mais je suis parvenu à me reprendre. Pour ce qui est de la blessure, elle est en bonne voie de guérison, je vous remercie. »
Des chuchotements suivirent sa réponse. Yarflel ne les écouta pas. Conscient d’en être la cible, il savait ne pas devoir les recevoir.
« En vérité, la voix du meneur s’éleva et mit fin aux différents échos, nous avons déjà discuté de la situation. Et votre œuvre nous a révélé un chemin. Nous avons envoyé notre meilleur atout afin de retrouver notre place d’antan, et il nous revient suite à un échec. Cela ne peut signifier qu’une chose. Dans ce grand chaînage que sont la vie et la nature, nous n’appartenons plus aux puissants. Peut-être qu’un rôle neutre nous attend. Espérons que nos dernières actions ne nous pousseront pas vers celui des victimes. Yarflel, acceptez-vous de cesser toute hostilité à l’égard des amorois, et voudriez-vous aider votre peuple à trouver son avenir dans ce monde ?
-Puissions-nous trouver notre place dans ce vaste univers, en accord avec la vie et la nature. »
*
« Alors, voilà pourquoi tu es venue jusqu’ici ? »
Varnille connaissait la réponse de Carmin avant même d’avoir quitté le palais. Elle avait d’ailleurs fait part de sa désapprobation à son roi avant de le laisser seul, comme il le lui avait demandé. Et désormais, elle devait tout faire pour que ce plaisantin des bas quartiers accepte la requête de son souverain.
« Je sais ce qu’il t’en a coûté de tirer, mais…
-Tu sais, tu sais ?! J’ai tué, Varnille ! Et pourquoi ? Je me retrouve enfermé dans cette maison avec du sang qui coule sans arrêt sur mes mains. Tirer cette flèche n’a sauvé personne, la guerre a continué et reprendra bientôt ! Oh, tu joues la surprise, mais bien sûr qu’elle reprendra. Ces bons messieurs qui dansent joyeusement devant ton roi pour se montrer dignes s’assassineront dès qu’il aura le dos tourné. Et quand je dis ça, je veux bien sûr dire ‘’ mort ‘’ ! » Carmin l’attrapa violemment au col et planta ses yeux rougis dans les siens. Varnille serra la mâchoire et accusa sa crise soudaine, espérant par là lui permettre de décharger sa colère et sa tristesse. Pourtant, le poing droit fermé, elle se tenait prête. « Tu as fait de moi un assassin ! Et je n’ai rien gagné.
-On ne gagne jamais à tuer, Carmin. On évite seulement de perdre. »
Comme attendu, il relâcha sa prise et retomba lourdement sur sa chaise. Elle le regarda un instant trembler.
« Beaucoup de gens sont morts pendant cet assaut. Et rien ne les fera revenir. Mais ce que tu as fait a épargné tant de vies. » La soldate s’enfonça contre son dossier et se perdit dans la contemplation de la table. « Tous mes hommes… Carmin, aucun d’eux n’a survécu. Ma troupe entière, annihilée avant de s’écraser sur les dalles. » Elle leur laissa à tous deux le soin de comprendre et d’accepter la situation. « Ce que te propose le roi ne te permettra pas de te pardonner pour ce que tu as fait, seul le temps le fera. Il t’offre une opportunité, un nouveau but. Rejoins-moi et ensemble, appréhendons les criminels qui sévissent dans la ville. Aujourd’hui plus que jamais, ils sont présents ! Nous devons les stopper. » Carmin releva tristement les yeux vers elle. « Qu’en penses-tu ?
-Que nous ne faisons pas partie du même monde. Là où tu verras un voleur, j’apercevrai peut-être un pauvre qui tente simplement de survivre. Varnille, essaie de me comprendre et arrête, laisse-moi.
-Je le peux, mais tu devras en faire de même. » Face à la grimace interrogative de son interlocuteur, elle précisa sa réflexion. « Je peux essayer de comprendre ton point de vue, mais pour fonctionner, cela devra être réciproque.
-Tu ne lâcheras pas l’affaire, hein ?
-Tu commences à me connaître. Je te présente simplement le dernier décret royal en date. Un binôme entraîné à chasser les coupables.
-Alors quoi, on doit se déguiser et combattre le crime ?
-À toi de voir… »