Au milieu de cet arc-en-ciel de tissus, de couleurs, de visages et d’expressions, Carmin se mouvait avec une assurance toute travaillée. Les divers sentiments qu’il suscitait à son passage l’amusaient suffisamment pour l’aider à maintenir son personnage en place. Se trouver au centre de toute cette noble attention l’aurait, quelque temps auparavant, paralysé. Pourtant, en ce jour, le farceur grimpant sur les toits s’effaçait devant le seigneur Rainette, propriétaire d’une riche maison au cœur d’Argogue, la capitale royale. Et il se nourrissait des visages qui le suivaient sans une once de retenue.
La surprise puis l’incompréhension l’accueillaient alors que sa tenue singulière apparaissait dans les champs de vision. Le blanc éclatant de sa chemise à manches bouffantes et de ses collants luttait contre le noir d’outre-tombe de son pourpoint et de ses chausses serrées en dessous des genoux. Des boutons de jais parsemaient son col et son torse. Afin de pousser le vice du jeu, des anneaux aux mille nuances ceignaient ses poignets et ses chevilles par-dessus ses courtes bottes largement ouvertes. Un tissu du même goût entourait ses hanches.
Après une seconde seulement de réflexion, les observateurs comprenaient qui entrait en scène et le saluaient d’un hochement de tête appuyé, ou d’une œillade insistante.
Pour la troisième fois depuis son arrivée au château, une personne élargit son cercle de discussion pour l’y convier. Avec un sourire charmeur et, après un lent clignement des paupières, Carmin opina du chef. Son devoir en tant qu’invité l’obligeait à se présenter devant le roi le plus rapidement possible. Cependant, refuser une telle demande se traduirait par une insulte. Aussi accepta-t-il l’offre d’échange amical et honnête.
« Maître Rainette, je présume ? Marguan Jonoir, votre présence nous honore. Nous discutions de notre souverain, de ses choix récents contre cette engeance de l’Est et, il prit une pause, de ses dernières possibilités. »
Carmin plaça sa main gauche sur son cœur, précisément comme le lui avait enseigné son majordome. « Ce sont effectivement de bien tristes nouvelles, notre souverain lutte contre une étrange clientèle. » Il s’amusa un instant de les voir se questionner. Sa rime était-elle intentionnelle ? « Je ne suis pas versé dans l’art de la guerre, mais je constate que les jamures entrent dans une nouvelle ère. Et si notre bon roi n’y prend pas garde, je crains pour notre sauvegarde. Ses récentes directives ne lui ressemblent nullement. Un fou semble le gouverner intérieurement.
-Je suis tout à fait en accord avec le fond de vos paroles. Les facultés de notre souverain diminuent, l’âge appelle tous les hommes à le rejoindre. Tôt ou tard.
-Il apparaît pourtant bien portant, intervint une femme. Contemplez sa grandeur. Je ne crois pas en l’hypothèse que le poids des années ou la déraison l’aveugle. Au contraire, je crains qu’un danger ne rôde dans notre ville.
-Vous n’allez pas accorder un quelconque crédit à ces histoires, Dame Angabelle, reprit le noble ?!
-Effectivement, je n’y crois pas, je les sais vraies. Une de mes amies a vu l’homme masqué. »
Carmin déglutît péniblement avant de reprendre une contenance.
« Ridicule ! Ce fantôme dégoulinant de sang n’existe pas. Maître Rainette, avez-vous déjà entendu pareille ineptie ? Selon la belle ici présente, un étrange homme masqué et vêtu de rouge écumerait les rues et hanterait le château. »
Ses yeux s’écarquillèrent sous la surprise. Ces histoires n’avaient aucun sens, il n’écumait absolument pas les rues et ne hantait aucun château. Pourtant l’idée creusa un sillon dans son esprit. Existait-il réellement un lien entre lui et les récentes victoires jamures ? Perdu, son regard balaya la salle du trône et découvrit des hommes en tabard jaune et vert. Près de la table royale, l’un d’entre eux se tenait derrière Renouille, juste avant de recevoir un parchemin signé de sa main.
-Maître Rainette ?
-Je… C’est-à-dire… » Puis il se réveilla : « Veuillez me pardonner. Je crois avoir suffisamment profité de l’hospitalité de notre hôte, je dois me présenter à lui sans faute. Pour ce qui est de votre question, j’ai à vous soumettre une suggestion. Si le roi ne se trouve plus en mesure d’empoigner son trône, d’Argogue son fils pourrait être la nouvelle icône.
-Le prince ? Il ne possède ni l’intelligence ni la force de son père !
-Veuillez m’excuser, j’ai conscience de mon impolitesse, mais je dois vous abandonner. »