Tout était allé si vite, trop vite. La percée jamure, la pluie de flèches, les innombrables morts, les cris, le sang, la chute des soldats de Varnille. Les derniers combats.
Désormais, le calme régnait dans la salle du trône. Et caché derrière l’un des larges piliers du couloir qui la surplombait, Carmin observait la scène, tremblant. Les deux rois se faisaient face. L’un toisant l’autre, l’autre attendant que l’un se prononce. L’instant s’étira pourtant. Les rares envahisseurs encore en vie reprenaient des forces, dispersés. Le vieux souverain demeurait assis, fier malgré sa défaite, et son opposant conservait son silence.
Puis sa voix s’éveilla enfin : « J’ai attendu cet instant pendant tant d’années, mon ennemi de toujours. Ta tête au bout d’une pique, au cœur même de ta cité. Les restes de ton corps éparpillés aux quatre coins de ton territoire, pillé et réduit en cendres. Pourtant je te vois ici et maintenant, et je réalise que tu ne le mérites pas. Pas plus que ton peuple ne doit payer pour ta grandeur. Je t’en ai voulu d’avoir vaincu mon père. Violemment ! Alors qu’il n’était simplement pas à la hauteur. » Gongénoire ouvrit largement les bras et désigna la salle dans son ensemble, allant jusqu’à tourner le dos à Renouille. « Tout cela ne doit pas être gaspillé. Je te fais la promesse, poursuivit-il en fixant à nouveau son interlocuteur, qu’Argogue, au même titre que Kopangne et le reste de ce pays, sera respectée. Après cette nuit, après ta défaite, les tiens deviendront jamures. Les villes continueront leur vie, sans distinction. Mais sous mon règne !
-Et qu’est-ce qui me vaut cet honneur, intervint enfin le souverain des amorois ? Je réalise que ces dernières batailles vous ont changé, mais à quel point ?
-Vous avez déjà suffisamment perdu durant la dernière. Votre fils est malheureusement tombé. Mais sachez qu’il a vaillamment combattu avant de périr. »
Renouille devint si blanc et immobile qu’il sembla se muer en statue de pierre. Et du haut de sa cachette, Carmin accusa la nouvelle. Il n’avait jamais été très attaché à la royauté, ni à cette merveilleuse autorité qui jugeait de la vie des gens du commun. Pourtant en ce jour, il sentit de la compassion pour ce vieil homme. Puis ses pensées se tournèrent vers Varnille, assise là à ses côtés.
Recevoir l’interdiction de prendre part aux combats, en raison de ses récentes blessures, avait provoqué une violente indignation en elle, puis une honte cuisante. Et refusant de voir ses soldats se faire massacrer lorsqu’ils furent à court de flèches, elle s’était recroquevillée et n’avait fait qu’écouter. Désormais, aussi perdue que son roi, la combattante restait figée.
« Je suis désolé de vous l’apprendre, reprit Gongénoire plus bas. Mais vous devez faire un choix. Acceptez-vous de me céder votre trône en échange du bien-être de votre peuple, ou préférez-vous que nous poursuivions ce que nous avons commencé ? Vos hommes ne peuvent plus rien faire. Il ne vous reste personne ! »
À ces mots, Varnille sembla s’éveiller. Les yeux grands ouverts, un désir froid y naquit. Elle fixa Carmin, ramassa l’arc qu’elle avait emporté et le lui tendit. La main si serrée que rien ni personne n’aurait pu l’ouvrir. « Tu dois le faire, chuchota-t-elle avec une voix pourtant empreinte d’une volonté féroce !
-Qu qu quoi, s’étrangla-t-il avant de se tasser derrière sa cachette de peur d’avoir hurler sa surprise ?! Mais c’est du délire, je ne sais même pas tirer !
-Tu dois le faire ! Dans mon état, j’en suis incapable. Crois-moi, j’aimerais autant ne pas te confier cette tâche. Tu es probablement le dernier à qui je le voudrais. Mais nous n’avons pas d’autre choix. »
Cette fois, elle frappa le torse de Carmin avec son poids, l’obligeant à prendre contact avec son arme. Mais il leva des yeux tristes vers elle.
« Je ne suis pas un meurtrier. »
Plus aucun mot ne fut échangé pendant de longues secondes. Seul le dialogue en contrebas se poursuivait, et parfois, quelques échos de la bataille en ville filtraient jusqu’à eux. Varnille continuait de fixer notre farceur soudain si sérieux.
Il inspira profondément. « J’ai peut-être joué avec les lois et malmené nos dirigeants, mais ça ne fait pas de moi un criminel. Je me suis toujours refusé à blesser, ou à voler. Et jamais l’idée de tuer ne m’est venue. Ce que tu me demandes est impossible.
-Regarde la situation sous un autre angle. Combien de vies vas-tu sauver en supprimant uniquement celle de De Lancine des jamures ? Lui mort, Argogue, tout le royaume est épargné. S’il survit, les villages, les villes, les campagnes, tout sera pillé, rasé. Probablement asservi !
-En sommes-nous sûrs ? Il vient de dire que…
-Ne le crois pas !
-Pourtant, toi aussi tu as vu Kopangne. À part le duc, la vie continuait.
-Il nous assaille depuis de trop longues années, rêvant de vengeance. Tu imagines vraiment qu’il va changer d’avis ? Maintenant prends cet arc ! Je te montrerai quoi faire pour que ta flèche frappe juste.
-Varnille, souffla-t-il en fermant sa main tremblante sur l’arme, je ne sais pas quoi penser. Je ne sais pas quoi faire. »