Où que pouvaient porter ses yeux, la fumée assombrissait l’horizon, le sang teintait le jaune et le vert, et la détresse s’élevait du champ de bataille. Les impénétrables boucliers amorois jonchaient la terre battue, fendus et piétinés. Partout des hommes exhalaient leur dernier souffle, trop faibles pour résister ou sous le coup d’une lame libératrice. Aucun d’entre eux ne verrait le jour se lever à nouveau. La haine de leurs adversaires, défaits depuis tant d’années, ne le permettrait pas.
Nulle tristesse ni compassion n’émanait de Yarflel face à ce sombre spectacle. La surprise ne marchait pas de conserve avec l’avenir d’un guerrier. Choisir de dresser son glaive pour un souverain s’accompagnait d’une vie définie et d’une fin précise. Aussi, ceux tombés en ce jour ne pouvaient se plaindre. Implorer et prier revenaient à réfuter leur passé, ce qu’ils avaient défendu. Certes, tant que la victoire perdure, le sentiment d’invincibilité gagne les cœurs, voilant la vérité. Celle qu’un jour, la chute viendra. Et plus le temps s’écoule, plus elle sera violente et implacable.
Un chant de grelots s’éveilla dans son dos. Sans se retourner, il sut que Gongénoire de Lancine, roi des jamures, approchait pour le féliciter de sa récente réussite. L’étrange, et pourtant douce, musique qui l’accompagnait provenait des quelques sphères dorées accrochées aux deux lanières de cuir qui barraient son torse. Cette touche inattendue paraissait d’autant plus malvenue portée par un homme à la carrure si imposante et à la barbe fournie. Une épaisse couronne grise, prévue pour le combat, enserrait son front sans parvenir à maintenir sa longue chevelure noire prisonnière. Yarflel l’accueillit d’un simple hochement de tête respectueux. Gongénoire y répondit sans signe ostentatoire particulier.
« Je ne crois pas utile de vous avouer ma joie. Vous savez déjà que je suis heureux de notre association. Aaah, exulta-t-il. Regardez-moi cela. Vous n’imaginez pas depuis combien de temps je rêve d’un tel tableau. Tous ces amorois, mes ennemis de toujours, pour la plupart des argoguiens pure souche, gisant dans cette plaine. » S’autorisant un instant pour assouvir son plaisir, il marqua un court silence. « Yarflel, j’ignore comment vous vous y prenez pour trouver où et quand frapper, mais le résultat me satisfait.
-Effectivement. Comme promis, le front de l’est n’est plus sous la tutelle de Renouille. Il suffisait de contourner le mur pour l’effriter.
-À vous entendre, une simple pensée aurait pu régler ce conflit. Contrairement à ce que le présent laisse croire, le seigneur des amorois est pourtant un fin stratège. Il connaît aussi bien la force que la faiblesse de ses troupes. De nombreuses fois nous avons tenté d’éviter ses lignes de boucliers sans parvenir à trouver le terrain adéquat. La situation ne lui échappe que depuis peu, à notre avantage. » Gongénoire se perdit dans la contemplation du champ de morts puis regarda plus loin vers l’ouest. Au bout du chemin l’attendait le château noir d’Argogue. « Un obstacle se dresse encore devant nous. Vous savez quoi faire du duc Guaal.
-Bien sûr. »