La vie continue

Les bras croisés sur le torse, Aljère observait l’enseigne au-dessus de l’établissement avec un regard approbateur. Une certaine fierté l’envahit, fierté qu’Allir aurait partagée s’il avait été là. Malgré ce manque, le dragonnier se força à sourire. Après tout, leur rêve commun prenait vie. La guilde des archilleurs voyait le jour, prenait racine à Montcallord et ne tarderait pas à s’étendre dans tout le royaume, et même au-delà. La soif d’aventure ne se laissait pas freiner par quelques frontières.
À ses côtés, Monjrau, le principal associé de cette entreprise, marqua son impatience. Certes, tenter de révolutionner le rôle et l’état d’esprit des archilleurs était louable, mais perdre un temps précieux en admirant la façade d’un bâtiment tout à fait banal n’arrangeait pas ses affaires. Il posa donc sa main sur son épaule et l’invita d’un geste à pénétrer dans le lieu de rassemblement de ses semblables.
Aljère inspira profondément, songea une dernière fois à son confrère et se prépara pour la prochaine étape à affronter.
La double porte s’ouvrit sur une grande salle toute habillée de bois aux reflets de miel. De larges piliers attendaient de s’embellir sous l’expertise des artisans, un comptoir promettait des échanges animés ou détendus. Une dizaine de tables rondes alourdissaient la majorité du plancher. Leurs chaises accueillaient pour la plupart un invité. Archilleurs, pilleurs de tout horizon, ou simples curieux, archéologues et historiens se tenaient là, impatients, avides de connaître la vraie raison de leur présence, sans oublier celle qui poussait les cités volantes à demeurer fermées depuis plusieurs semaines. Chacun savait qu’un changement d’ampleur s’annonçait. À quel point ?
Aljère les observa tour à tour, avant de rejoindre et de s’appuyer contre le comptoir. Puis, sans leur laisser la moindre chance d’intervenir, il leur révéla les récents événements : la course pour les clefs du royaume céleste, la prise d’Avizaar, l’infiltration qu’Allir et lui avaient réalisée, et enfin la modification de la mélodie.
Désormais, qui connaissait la clef de cette civilisation perdue dans les nuages ? Dans cette pièce, un seul homme.
« Qu’est-ce que ça veut dire, s’emporta un archilleur, tu espères nous contrôler ? Te faire roi et maître ! J’ai mon propre dragon, il ira où nous le déciderons.
– Je suis d’accord, appuya un autre, les cités volantes ne t’appartiennent pas. Tu n’as pas le droit de garder ce secret !
– J’ai commis cette erreur une fois, souffla Aljère, et où cela nous a-t-il mené ? Regardez ce que nous avons fait de ce savoir. Nous avons pillé sans vergogne, arraché tous les trésors que nos bras pouvaient porter. Non. Je ne vous ai pas invités pour me présenter à vous ceint d’une couronne, mais avec une main tendue. Je vous propose de revoir nos méthodes, de penser au passé pour raviver ses souvenirs. Je vous propose de vous joindre à moi avec un nouveau but. Bien sûr, sourit-il, que cela ne nous empêche pas de nous enrichir. Mais offrons aux lieux explorés le respect qui leur est dû, faisons-les revivre, grâce, entre autres, à nos amis historiens ici présents. Cessons de rivaliser. Pour nous, mais aussi pour les merveilles que recèle encore notre monde. Car croyez-moi, les cités volantes et les tours de mages ne sont pas ses seuls secrets. Alors, êtes-vous avec moi ? »
*
Un verre à la main, il observait le soleil se coucher sur l’horizon depuis les hauteurs de son balcon. Dans son dos s’insinuait par la porte entrouverte le bruit des serviteurs vidant les lieux de sa présence. Cette délicate affaire résolue, il n’avait plus besoin de demeurer dans cette ville, il pouvait enfin rentrer chez lui, et se gausser de ses frères et sœurs.
Le noble sourit en songeant que malgré le peu de confiance que lui portaient Allir et Aljère, ils l’avaient grandement aidé à protéger les cités volantes. Il fit tourner le liquide emprisonné dans la demie-bulle de verre et en but en leur honneur. Certes, l’intervention des deux hommes n’avait pas été prévue, ni son effet, mais le résultat était là. Désormais, il ne restait plus à Bambleck qu’à découvrir le prochain caprice des membres de sa famille, et en fonction, à trouver le moyen de les contrer. Avant de quitter son point d’observation, il songea à Allir, le premier archilleur, celui qui avait ouvert la voie, leva son verre une dernière fois, et vida tout à fait son contenu.
*
Après la folie des derniers événements, la pêche aurait dû le satisfaire. Ou au moins, le détendre un peu. Au lieu de cela, elle l’ennuyait plus que jamais. L’appel de l’aventure grignotait son esprit, heurtait son crâne, le secouait de toute part jusqu’à rendre ses mains tremblantes. Ce qui, pour son activité du moment, n’avait rien de positif, même avec une canne magique.
Malgré son appétit de découverte, il songea à Voliette, à celle qui l’avait mené vers tant de contrées, porté et guidé parmi les nuages, permis de poser le pied sur les fameuses cités volantes. Comment le lui avait-il rendu ? En s’accrochant inutilement dans sa nacelle alors qu’elle chutait tristement.
« On a eu de la chance quand même », s’amusa-t-il malgré leur état désastreux à tous les deux.
Voliette avait profité de l’océan qui s’étendait sous Avizaar pour transformer sa descente mortelle en amerrissage catastrophique. Malgré son aile percée, la dragonne avait freiné sa vitesse de toutes ses forces, avant de se regrouper sur elle-même et de transpercer la surface agitée des vagues.
Dire qu’Allir et elle n’avaient souffert d’aucun mal serait un mensonge. Le binôme comptait de nombreuses contusions, des blessures plus ou moins graves, des membres déboîtés ou rompus.
Convalescents, ils profitaient d’un instant de calme, seuls, perdus au milieu des eaux infinies. Allir relança douloureusement la ligne de sa canne, et alors que le bouchon plongeait, une idée lui vint. Pourquoi forcément viser les hauteurs ? L’aile de Voliette finirait par guérir et cette horrible plaie ne serait plus qu’un lointain souvenir, ils pourraient alors rejoindre Aljère et la nouvelle guilde qu’il avait montée. Mais en attendant, peut-être pouvait-il se tourner vers les profondeurs… « L’archilleur des cités marines, déclara-t-il fièrement à Voliette. Qu’en penses-tu ? »