Le dernier des choix

Le doute et la peur la tiraillaient tandis que d’un pas rapide elle longeait les allées du château encore en travaux. Escortée par deux hommes en armes, Moelique se remémorait la conversation qu’elle venait tout juste d’achever. Obtenir l’accord de la reine ne fut pas aisé, d’autant plus face à l’opposition de Kahang’krach, le grand prêtre de Droa’k. Toutefois, ses arguments et sa volonté l’avaient emporté. Et Moelique possédait un atout dont ne disposait pas son opposant, une grâce naturelle qui mettait les autres en confiance. Avec un sourire discret, elle se félicita d’avoir mouché celui-là même qui l’avait sauvée. Désormais, le contrôle lui revenait. Bientôt, elle dirigerait le temple de Droa’k. Et ce, pour le bien de tous.

Dépassant la salle des gardes, elle s’engouffra dans l’escalier en colimaçon et s’enfonça dans les profondeurs. En bas, le bois, nullement recouvert de dalles, s’affichait tel le dernier vestige, le sanctuaire inviolé de l’ancien visage du château. La lueur des torches dansait sur les murs. Ce spectacle aurait pu être beau, si on ignorait ce qui se trouvait derrière les parois. Elle indiqua sa présence au garde en faction et partit à sa suite. « On est venu me prévenir que vous vouliez leur parler, commença son guide, alors on les a déplacés là-bas, prêtresse. » Qu’il lui était étrange de suivre ce chemin volontairement. La dernière fois, des hommes l’y avaient traînée. Enfin, ils s’arrêtèrent. Et le garde frappa à la porte puis ouvrit une petite fenêtre.

« Éloignez-vous de la porte ! Quelqu’un veut vous parler ! On est là si besoin, acheva-t-il à l’attention de Moelique.

-Bien, je vous remercie. »

Moelique inspira autant que possible de cet air vicié présent dans les prisons pour se donner du courage, et indiqua qu’elle était prête. La porte s’ouvrit et elle entra.

Une semaine dans les geôles avait rendu ces gens déplorables. Avait-elle eu l’air si lamentable si peu de temps auparavant? La vie en prison changeait les gens. Reprenant une contenance, elle déclara avec douceur : « Je suis une prêtresse de Droa’k, je suis ici pour vous aider. » Les regards tournés vers elle virèrent de la curiosité à la colère. Les mains levées en signe de paix, elle continua : « Je comprends votre réaction. C’est l’arrivée de Droa’k qui a provoqué votre ruine.

-Vous comprenez ? Comment, l’attaqua un des prisonniers ! Vous qui vivez libre dans votre belle robe à l’abri dans ce château ! »

Moelique recula d’un pas, jaugeant les personnes qui l’entouraient avec plus d’attention. La finesse de leur corps transparaissait malgré leurs vêtements presque neufs. Ils devaient être en ville depuis peu et avaient passé un temps incertain à se cacher dans la nature, à fuir. Les cernes qui entouraient leurs yeux emplis d’une lueur de folie étoffaient son hypothèse. Si, elle comprenait tout à fait leur situation. Un couple assis lui tournait le dos, préférant se concentrer sur un homme effondré. Elle savait ce qui était arrivé dans l’auberge des taudis, cet homme devait être son mari.

« Tout va bien, demanda un garde en ouvrant la fenêtre ?

-Rassurez-vous, nous ne faisons que discuter. Je vous remercie. Je n’ai pas toujours vécu ainsi, reprit-elle à l’attention des prisonniers. Pour vous dire la vérité, j’étais comme vous, une change-forme. Mon village a été attaqué, mes voisins, mes amis, tout a disparu, emporté par la folie des Hommes. J’ai fui, je me suis cachée et j’ai survécu, jusqu’à me faire rattraper et emprisonner. J’ai connu ces mêmes cellules où vous êtes enfermés. Puis j’ai dû faire un choix. Et par la volonté de la reine, je suis venu vous proposer le même.

-Qu’est-ce que tu nous veux ? Hum, Moelique ? »

L’homme assis près de l’ark se releva et la fixa froidement.

« Alissart, souffla-t-elle, paralysée, les yeux écarquillés.

-Comme toi, je suis surpris de te voir ici. Mais ce qui m’intéresse plus, c’est de découvrir quel coup tordu tu nous prépares. Mes amis, ne l’écoutez pas ! Elle va vous tendre une main pour vous poignarder de l’autre. Cette femme est une sorcière !

-Alissart, se reprit-elle, je suis désolée. Éloare, maintenant je sais que c’est toi. Je suis vraiment désolée. » Sa voix se brisa. « Je sais que tout ce que je pourrai dire n’effacera pas ce que je vous ai fait. Mais cette fois, c’est différent.

-Différent dis-tu. Parce que cette fois, tu vas nous faire poignarder ? Tu n’as plus le courage de porter toi-même le coup ?

-En quoi est-ce différent, demanda Éloare avec plus de douceur ?

-Ne l’écoute pas chérie. Tu te rappelles ce qu’elle t’a fait la dernière fois.

-Ce qu’elle nous a fait, insista-t-elle. Comment le pourrais-je ? Mais regarde-nous. Je vais bien, tu as su te reprendre. Leurs tortures sont derrière nous et je suis fatiguée de tout ça. »

Un silence pesant s’instaura. Comme tous ceux présents dans la pièce, Moelique contempla les mariés. Elle comprit que pour convaincre les autres, elle devait obtenir leur accord. Ses chances étaient toutefois minces, en raison de leur passé commun. Éloare semblait cependant plus à même de la pardonner, ou du moins de comprendre la situation. Peut-être pourrait-elle aussi exploiter la faiblesse d’Alissart.

« Si vous êtes épuisés, vous n’avez qu’à abandonner et vous périrez. Vous savez quel sort est réservé aux change-formes ? Ils sont enfermés dans une cage, où même une petite souris ne pourrait fuir, avant d’être placés sur un bûcher. J’ai vu de nombreux amis mourir ainsi. Quelle atrocité. C’est ce que vous désirez, pour vous ? Alissart, c’est ce que tu veux, pour les autres, pour ta femme ?

-Maudite sois-tu, Moelique ! Et que veux-tu que nous fassions d’autre ? Regarde autour de toi, nous sommes perdus. La garde nous a trouvés, nous sommes enfermés et promis à un sort terrible. Que ce que tu viens de dire soit vrai ou non, c’est la mort pour nous. Je suis désolé les amis, nous aurions dû rester cachés.

-Ce n’est pas ta faute, intervint tristement un change-forme. Nous avons tous fait un choix.

-Justement, reprit Moelique, j’en ai un autre à vous proposer. Un autre qui vous montrera peut-être que votre dernier n’était pas le mauvais.

-Et quoi encore ?

-Alissart, attends, le coupa sa femme, écoutons au moins ce qu’elle veut nous dire. » Les épaules d’Alissart flanchèrent et il leva les yeux vers la prêtresse.

« Je vais être honnête, je ne sais pas si cela va fonctionner pour chacun d’entre vous. Le plus simple serait peut-être de vous révéler ce qu’il m’est arrivé. » Prenant une nouvelle inspiration, elle fixa chacun des prisonniers avant de leur raconter sa vie dans cette petite cellule où les rayons pâles de la lune venaient percer les ténèbres. Avec de plus amples détails, elle décrivit les bûchers qu’elle fut forcée de voir, jusqu’à la fin. Omettant sa trahison envers le camp de change-formes, elle finit par avouer le sacrifice qu’elle avait fait pour rester en vie et le rituel, la voix, l’obscurité, les flammes.

« Ainsi, déclara Alissart avec plus de calme, tu nous demandes de devenir des humains.

-Non…enfin, je ne comprends pas. Le rituel est dangereux et très douloureux, mais il ne vous ôtera que votre animal. En échange, vous garderez la vie. Je sais que c’est un énorme sacrifice. J’étais un oiseau et je peux vous assurer qu’il n’y a pas un jour sans lequel je repense à la liberté que cela m’offrait. Sentir le vent s’engouffrer dans mes plumes. Pourtant, je ne regrette rien.

-Je vois que tu ne comprends pas, sourit-il amèrement. Moi-même je ne l’ai réalisé qu’il y a peu. Nous ne sommes pas des humains avec l’esprit d’un animal, ni même un animal capable de se muer en homme ou en femme. Nous sommes différents, nous sommes des change-formes. Abandonner notre âme animale comme tu l’as fait reviendrait à changer notre nature, à nous tuer pour devenir autre. »

Alissart venait de toucher un point sensible, éveillant ainsi la conscience de ses compagnons. Même Moelique revit sa situation différemment. Il se tourna finalement vers sa femme et tous deux se regardèrent avec tendresse. Il reprit la parole :

« J’ignore quoi faire ma douce. Devons-nous mourir libres, tels que nous sommes, ou vivre brisés ? Quoi qu’il en soit, je veux le faire à tes côtés. »

Cette question, chacun se la posait. Et Moelique attendit leur réponse.

precédent2suivant2