Le Fendeur d’Âmes

Ralentissant précipitamment sur les trois derniers pas, Carmin se plaqua contre une caisse de marchandises. Partout où il regardait, des hommes en rouge et bleu aux chausses rayées de noir et de blanc frappaient le sol de leurs lourdes bottes. Cette fois, notre cher farceur doutait de son plan. Ce duc, bien trop susceptible, ne semblait pas vouloir que l’on touche à son Fendeur d’Âmes.

Toujours plaqué contre son abri, Carmin osa un coup d’œil au-delà. Le vaisseau de guerre tanguait sous la houle, agité par un fort vent nocturne. Un désir de voguer sur les neuf océans, de pourfendre ennemis et monstres marins l’habitait. Dans la clarté lunaire, le Fendeur d’Âmes apparaissait tel un fantôme aux membres décharnés tout prêt à se repaître. Un frisson parcourut l’échine de Carmin, allant jusqu’à agiter sa tête. Il souffla, pas trop fort, pour se donner du courage, vérifia que le tissu noir qui enserrait son torse en diagonale tenait bien, et se calma pour observer les environs.

Voilà qui était rassurant. Les gardes du duc ne surveillaient pas leurs arrières. Les pontons déserts offraient une voix en or à Carmin. Il n’avait qu’à courir jusqu’au bateau et… Ah, voilà qui posait problème, aucune planche ni ponton articulé ne permettait de grimper à bord. Le vaisseau du duc narguait la populace tout en bombant fièrement le torse au vu des prochaines festivités en son honneur. Les observations de Carmin se poursuivirent jusqu’à laisser apparaître un tas de caisses entreposées à côté du navire. Voilà son billet d’entrée, une véritable haie d’honneur.

Se rappelant que la victoire ne lui appartenait pas encore, il s’assura qu’aucun garde ne se tournerait dans sa direction. Bien, deux inspirations rapides et il quitta son abri. Aussi léger que possible, il courut dans la nuit à vive allure. Trois caisses alignées se présentèrent à lui, il plongea en avant, prit appui sur la dernière avec ses mains avant de se repousser pour continuer sa course. Le vent soufflait à ses oreilles, hurlant sa violence. Un mur de marchandises apparut bientôt, sans l’inquiéter pour autant. Carmin cibla là où seules deux caisses empilées le défiaient. Son dernier pas le projeta en l’air, pieds en avant, comme s’il souhaitait s’asseoir sur l’obstacle. Et, avant que son derrière ne vienne toucher le bois, ses mains le repoussèrent et le propulsèrent de l’autre côté. Ses pieds retrouvèrent le sol et le guidèrent vers l’empilement de marchandises qui devait le mener sur le pont supérieur du Fendeur d’Âmes.

Une fois encore, il se cacha pour observer les environs. Rien, personne ne l’avait vu traverser les docks. Toujours essoufflé, il se força à ne pas perdre de temps. Plus il en prendrait, plus les chances d’être découvert grandiraient.

Il grimpa donc sans mal jusqu’en haut avant de faire face au bastingage. Tout de même, il était un peu loin, réalisa-t-il en inclinant légèrement la tête. Il s’avança jusqu’au bord de son perchoir, plia les jambes et se propulsa, lançant ses bras vers le haut pour plus de puissance. Il se regroupa en l’air puis tendit les jambes, ciblant sa zone d’atterrissage. Ses pieds atteignirent la coque et amortirent le choc avant que ses mains ne viennent s’agripper à la base de la balustrade sculptée. Carmin prit un instant pour se féliciter et se hissa sur le pont.

Rien, personne, le calme plat. Ou presque. Le bateau tanguait réellement sous la force de la mer. Il attendit de se stabiliser, vérifia une nouvelle fois que le drap noir qui l’entourait tenait bien et jeta un coup d’œil tout en haut du mat. Un drapeau pirate à la place des couleurs du duc serait parfait. Cette simple pensée le fit sourire. Puis Carmin se rappela où il se trouvait et partit à l’assaut du pylône, négligeant les étranges cordes qui pendaient un peu partout. Ses mains et ses pieds, forgés par l’habitude du travail sur les docks, le menèrent à toute allure jusqu’à la vergue, où la grand-voile attendait d’être dépliée. Il la dépassa sans s’y attarder et continua son ascension. Ce fut une fois au sommet du mât que son monde bascula.

L’équipage sortit de nulle part et s’affaira sur le pont en dessous de lui. Les voiles furent dépliées en tirant sur la forêt de cordes que Carmin avait préféré ignorer. Et bientôt, les ancres levées, le vent poussa le Fendeur d’Âmes vers la mer.