La flèche du destin

Le regard perdu dans le vide, et pourtant planté droit sur sa main qui enserrait l’arc, la vérité lui apparut. Peu importait ce que promettait le roi des jamures, que les villes conservent leur intégrité, que les perdants soient respectés, que la vie continue. La sienne ne reprendrait pas. Carmin déglutit. Jamais il ne retrouverait son ancienne place dans ce fil morne et infini qu’était le quotidien. Après autant d’absence, son patron refuserait de le reprendre sur les docks. Sson petit nid douillet façoné dans une vieille bâtisse près des ports lui rappellerait le bien-être du manoir de maître Rainette. Et sa seule joie, ses petites plaisanteries ne trouveraient plus sa cible. La mort de Guaal, le fameux duc de Kopangne, le célèbre dragon d’Arméant, avait déjà mis fin à cela. Le farceur serra la mâchoire aussi fort que son cœur, pourtant incapable d’arrêter une larme naissante.

Mort Guaal ! Mort son passé ! Morts tant de gens ! Et le massacre se poursuivait dehors tandis que… Ses yeux s’écarquillèrent alors que la situation s’éclairait. Tout devenait limpide. Pas facile pour autant, mais évident.

Encore une fois, l’autorité décidait pour l’assemblée. Là, en bas, devant et sur le trône. Ce pouvoir que ciblait Carmin dans chacune de ses farces jouait une nouvelle pièce. Et lui seul pouvait interpréter le rôle du perturbateur, de l’intempestif, de l’empêcheur de tourner en rond.

Bien qu’au fond de lui il sût que sa prochaine décision scellerait son destin, il acquiesça. Décidé, il réitéra son geste à l’attention de Varnille.

La soldate se releva doucement, serrant les dents face à la douleur provoquée par sa blessure, et s’approcha de Carmin.

« Tu vas devoir faire exactement ce que je te dis, comme je te le dis, chuchota-t-elle.

-Bien. Je t’écoute. »

En contrebas, les deux rois poursuivaient leur jeu de pouvoir, leurs promesses voilées et leurs faux sentiments.

« Contemplez les cadavres qui vous entourent, intervint Gongénoire. Les miens, les vôtres. Sachez que plus vous tarderez à me donner une réponse, plus nombreux ils seront à couvrir les pavés sombres de votre cité. Le sang gorge d’ores et déjà la pierre. Et à terme, celui des amorois gagnera sur celui des jamures. Renouille, poursuivit-il après une courte pause, réveillez-vous et soyez le roi que votre peuple demande !

-C’est bien, souffla Varnille à l’oreille de Carmin, la main ferme, le bras tendu. Maintenant relâche. »

Il s’exécuta et débanda l’arc en soufflant, le cœur battant de nouveau la chamade. Vouloir une chose et l’exécuter restaient bel et bien deux actions distinctes.

« Tu es prêt, nous allons faire de même, mais avec une flèche. La seule que tu auras à ta disposition. Si jamais…

-Tu rates. Oui, merci, je crois que j’ai compris la situation. Donne-la-moi, qu’on en finisse. »

D’un geste lent pour éviter la douleur, Varnille puisa une flèche dans le carquois posé au sol, et la confia à l’archer improvisé. « Encoche là dans la corde, utilise ton doigt pour la caler.

-C’est probablement pour le mieux désormais. » La voix de Renouille s’éleva en douceur dans la salle du trône. « Que restera-t-il après moi ? Mon fils est mort, ma descendance s’est éteinte, ma lignée a disparu. Personne ne régnera dignement.

-Soupetard, marmonna Carmin, puisses-tu jeter un dernier regard à ton complice, et lui donner la force d’agir. Cette plaisanterie ne sera probablement pas à ton goût, elle n’est pas du mien. Mais l’Autorité est visée. Et si par ton commandement, le jeu et la farce doivent contrer ses paris sur nos vies, considère cette flèche comme mon ultime atteinte à sa dignité.

-Que dis-tu ? »

Refusant de lui répondre, il banda l’arc comme le lui avait conseillé Varnille, qui s’empressa de se placer derrière lui.

« Monte un peu, à droite, à droite, stop ! Là, tu le tiens. »

Carmin se concentra sur sa cible. Mettre fin à une vie paraissait si simple. Il lui suffisait de relâcher la corde, et d’espérer. D’espérer qu’elle touche sa cible, d’espérer qu’il parvienne à tuer, d’espérer troquer sa vie pour ce royaume qu’il refusait de considérer.

« Il est trop tard Carmin, tu n’as pas le choix.

-C’est là que tu te trompes.

Et il ouvrit les doigts. Carmin n’eut guère le temps de voir la flèche partir que le roi des jamures se tordait sur le sol, les deux mains sur sa gorge. Déjà le sang se répandait sur les dalles polies. Le rouge sombre se mélangeait à l’obscurité du sol, et faisait écho à celle grandissant dans le cœur de notre farceur.

Aveugle à sa détresse, Varnille se redressa et hurla à tous que le roi Gongénoire était mort, que la victoire leur appartenait. Les jamures encore en vie accusèrent l’événement sans bouger, sans y croire. Les yeux rivés sur leur souverain secoué de spasmes, ils conservaient une immobilité parfaite.

Carmin, quant à lui, réalisait que son geste n’avait pas tout arrêté instantanément. La mort poursuivrait sa cueillette jusqu’à ce que tous apprennent la nouvelle.